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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/857

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traverser la Sibérie dans toute sa longueur et une grande partie de la Russie d’Europe, faire toujours à pied le long et périlleux voyage d’au-delà Omsk (Sibérie occidentale) par les monts Ourals à Archangel, Pétersbourg, Riga, jusqu’en Prusse, sans carte, sans secours, presque sans argent, et ne confiant son secret à aucun être au monde, pour n’envelopper personne dans son sort terrible. Si le récit de M. Piotrowski n’a pas le romanesque brillant de celui que nous a donné le confédéré de Bar, il nous révèle des dangers bien plus grands et une persévérance de volonté de beaucoup supérieure. Le merveilleux, au reste, ne manque certainement pas non plus dans cette odyssée étrange, quoique le héros ne soit pas le moins du monde un être mythologique : il existe, il vit même parmi nous, et nous le coudoyons chaque jour. Ce forçat évadé des bords de l’Irtiche, cet ancien malheureux (ainsi que les indigènes de Sibérie appellent tout déporté polonais) est maintenant un modeste professeur dans cette excellente école polonaise des Batignolles que l’émigration doit en partie à la générosité de la France.

M. Rufin Piotrowski fut un de ces héroïques émissaires qui, du fond de l’émigration polonaise, allaient porter dans la patrie opprimée les espérances, les idées et les rêves de l’exil, et son récit commence précisément à partir du voyage qu’il entreprit en 1843 de Paris à Kamienieç en Podolie. Ces émissaires, hélas! n’apportaient le plus souvent que des plans impossibles, des appels irréfléchis, parfois même des idées dangereuses, et s’ils rachetaient presque toujours une partie de leurs erreurs par une constance qui bravait les tortures et la mort, ils n’entraînaient pas moins dans leur sort fatal plus d’une victime généreuse et inutile. M. Piotrowski a au moins cette consolation de ne s’être pas fait l’apôtre de doctrines perverses et de n’avoir pas semé la haine. Son action comme émissaire fut en effet toujours éclairée par un sentiment de religieuse charité, auquel répugnaient les tristes mots d’ordre de la démagogie. Le même esprit religieusement ému caractérise aussi son livre, livre écrit déjà depuis bien des années, mais qui, par des difficultés faciles à comprendre quand il s’agit de publications polonaises, n’a pu voir le jour qu’en 1861.

Nous avons cru que les Souvenirs de M. Piotrowski pourraient bien trouver faveur auprès du public français. Dans un moment où l’on ne parle plus en Pologne que de condamnations pour la Sibérie prononcées contre les plus respectables des citoyens, — des chanoines, des rabbins, des prévôts des marchands, des professeurs, des étudians et des ouvriers, — il n’est pas inutile sans doute d’expliquer par un exemple frappant ce que signifie pour la Pologne ce simple mot de déportation. Faut-il maintenant ajouter que les pages qu’on va lire sont de tout point véridiques? Le récit de M. Pio-