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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/858

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trowski porte un cachet de véracité et d’honnêteté qui plaide pour lui-même et éloigne tout soupçon d’exagération. Du reste, on le verra, l’auteur ne récrimine presque jamais contre les hommes; le plus souvent même il s’exprime à leur égard en termes empreints d’une assez vive gratitude : il n’accuse que le système. Le dirons-nous? les compatriotes de M. Piotrowski, et surtout ses compagnons d’infortune (ils ont été tous unanimes à reconnaître l’authenticité parfaite de son récit), lui ont plutôt fait le reproche d’une indulgence outrée. Et combien de Polonais, par exemple, ont été surpris du portrait qu’il nous a tracé du prince Bibikov et de M. Pissarev, hommes dont les noms ont si tristement marqué dans les douloureuses annales de la Pologne contemporaine! Sans croire utile de prêcher une conviction qui s’impose d’elle-même, nous tenons seulement à expliquer la méthode d’après laquelle nous avons cru devoir faire des emprunts à l’ouvrage polonais. Une simple analyse aurait effacé le cachet individuel et original du récit. Ce que l’on présente ici, c’est l’abrégé exact d’une composition plus vaste et plus détaillée, un a raccourci d’abîme, » si l’on osait emprunter la parole énergique de Pascal, car les Souvenirs d’un Sibérien nous révèlent un véritable abîme de souffrances et de misères.


I.

Mon départ pour le pays était déjà fixé depuis longtemps, et je n’étais plus occupé que des préparatifs nécessaires pour le voyage, quand je tombai subitement malade à Paris. Ce fut à la fin de l’année 1842. Je fus recueilli à l’hôpital de la Pitié, dirigé alors par le baron Lisfranc, qui avait autrefois servi avec les Polonais dans les guerres de l’empire, et leur a gardé toujours des sentimens affectueux. Nombre de mes compatriotes et compagnons d’exil se trouvaient avec moi dans cet hôpital, en proie à l’une des deux maladies alors générales parmi nous autres émigrés, la phthisie et l’aliénation mentale. Plus d’un mourut dans ma salle, à mes côtés, et ce spectacle était bien fait pour attrister mon esprit, car ils mouraient sans plainte, mais au milieu d’un morne abattement. On aurait dit qu’en quittant cette terre ils avaient le sentiment que, même dans l’autre monde, il n’y aurait pas de patrie pour eux.

Ce séjour dans l’hôpital ne fut pas néanmoins sans favoriser mes Projets ; j’eus la fortune d’y lier connaissance avec un autre malade, un Américain des États-Unis, qui me promit de me trouver un passeport, chose indispensable pour mon entreprise, et que je n’avais pu jusqu’ici me procurer. Je ne lui avais, bien entendu, rien révélé de mes plans; je ne lui avais parlé que de mon désir extrême de revoir mon pays natal. Sorti enfin, au bout de six se-