Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’étais donc tenu de veiller sous ce rapport constamment sur moi-même. Si je puis m’exprimer ainsi, j’étais tenu de veiller jusque sur mon sommeil, et je m’arrangeais toujours, notamment toutes les fois que j’étais invité à une des campagnes voisines, de manière à coucher seul et dans une chambre séparée; je craignais qu’en dormant il ne m’arrivât de prononcer quelques phrases. Aucun incident ne vint cependant démentir le rôle que j’avais assumé, et durant neuf mois je pus soit rester à Kamienieç, soit faire de courtes excursions dans la province, sans exciter le moindre soupçon de la police. Aux yeux des Polonais comme des Russes, je passai toujours pour M. Cathare, homme inoffensif, aimant la société et parfaitement bien accueilli par elle. Quant au but réel de mon séjour et à mon véritable caractère, quelques compatriotes seuls en étaient informés, et le secret fut rigoureusement gardé. L’alerte, à ce que j’ai su plus tard, vint de Saint-Pétersbourg, et Kamienieç fut profondément étonnée un jour d’apprendre tout à coup que le maître de langues français qu’elle avait si longtemps gardé dans ses murs était un compatriote, un émigré, un émissaire...

On dit qu’il y a un sentiment qui nous prévient d’ordinaire d’un danger menaçant. Je n’avais pas besoin d’un tel don surnaturel pour être averti dans les premiers jours du mois de décembre de l’imminence du péril : je n’avais qu’à tenir les yeux bien ouverts. Au commencement de décembre je m’aperçus en effet que j’étais suivi et épié à chaque pas par les gens de la police. Les avis qui me venaient de divers côtés, ainsi que l’air moitié inquisiteur, moitié gêné que gardaient envers moi les fonctionnaires russes, ne purent que me confirmer dans mes appréhensions. J’ai appris plus tard que ce n’était pas seulement le désir de se renseigner sur mes démarches qui fit retarder le moment de mon arrestation; c’était encore l’incertitude sur la parfaite identité de ma personne, car l’on craignait, dans le cas d’une erreur, de se compromettre vis-à-vis d’un sujet britannique véritable, c’est-à-dire le sujet d’une puissance qui n’entendait pas raillerie en ces sortes d’affaires. Bientôt cependant je n’eus plus aucun doute ni sur mon arrestation prochaine, ni sur le parti qu’il me restait à prendre. La fuite n’aurait pas été encore à ce moment tout à fait impossible, mais il me répugnait de me dérober à un danger auquel étaient exposés des complices qui ne pouvaient ni ne devaient prendre le chemin de l’exil; il était aussi de mon strict devoir envers eux, et bien plus encore envers des milliers d’innocens, de ne pas faire défaut au jour terrible de l’enquête. En effet, dans ces sortes de perquisitions politiques, le système russe consiste à arrêter tous ceux qui de près ou de loin ont pu connaître l’homme soupçonné. Or, comme je connaissais presque tout le monde dans la ville et dans les environs,