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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/865

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la disparition du principal coupable n’aurait fait qu’aggraver le sort de milliers de suspects, l’enquête aurait traîné des années, n’aurait peut-être jamais fini ; ma présence seule pouvait prévenir des malheurs incalculables, et dans le cas extrême limiter au moins le nombre des victimes. Je résolus donc d’attendre patiemment l’heure fatale, et je passai les jours de liberté qui me restaient encore à concerter avec mes complices le plan de conduite à tenir. La dernière entrevue que j’eus avec l’un d’eux fut le soir, dans une église, la veille même de mon arrestation ; nous convînmes autant que possible de tous les points, puis nous nous embrassâmes avec une émotion facile à comprendre. Resté seul dans l’église, je me mis à prier Dieu avec ferveur de m’accorder la force nécessaire pour supporter les épreuves qui m’attendaient.

Comme tout Polonais de ma génération, j’avais puisé dans l’éducation maternelle le sentiment d’une foi catholique fervente. Ces convictions eurent cependant leur temps d’éclipsé, et je me rappelle encore le moment où elles furent ébranlées pour la première fois. C’était en 1831, quand après notre glorieuse campagne j’eus passé en Galicie avec le corps du général Dwerniçki. Un jour que j’étais allé à confesse, le prêtre, un père bernardin, entre autres exhortations empreintes de charité et d’esprit évangélique, me représenta notre révolution comme un péché, comme une violation du serment de fidélité envers Nicolas. Le respect du lieu sacré m’empêcha de répondre, mais en me levant je me dis, pour la première fois de ma vie, que les prêtres n’enseignaient pas toujours la vérité, et que leur blé était mêlé de beaucoup d’ivraie. Peu de temps après, arrivé en France, je me pris, comme tout le monde, à goûter les doctrines nouvelles en matière de religion comme de politique. Je négligeai toute pratique religieuse, et j’en étais bientôt venu à n’estimer en Jésus-Christ qu’un excellent philanthrope, tout au plus un démocrate ; mais les jouissances frivoles de la négation sont vite épuisées, et bien avant l’époque dont je parle dans ce récit, avant mon retour au pays, j’étais revenu aux sentimens qui ont guidé ma jeunesse, et qui devaient maintenant me procurer le soutien le plus efficace dans les tristes destinées qui m’étaient préparées.


II.

Le 31 décembre 1843, au point du jour, je me sentis brusquement secoué par le bras et appelé à haute voix par mon nom d’emprunt. Quoique éveillé, je ne me hâtai pas cependant de répondre, je voulais me donner le temps de me composer une attitude. Quand j’eus enfin ouvert les yeux, j’aperçus dans ma chambre le directeur de la police colonel Grunfeld, un commissaire et le major Polout-