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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/223

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à la belle étoile avec ma suite, qui est nombreuse et brillante. — Arrangez-vous comme vous pourrez, répond le solitaire : je n’ai qu’un lit, et je le garde au plaisir.

Piron, en fait de gaillardises inavouables, va plus loin que Grécourt, et souvent même il dépasse Rabelais ; mais, lorsqu’il a le bon goût de respecter son talent et ses lecteurs, il rencontre d’heureuses inspirations. Ses vers marchent, comme dans Rosine, avec une merveilleuse aisance, et Alfred de Musset est peut-être aujourd’hui le seul qui en rappelle, dans ses poésies légères, la vive et franche allure. C’était là du reste une qualité commune aux contemporains de Piron, et nous la trouvons dans Gresset lorsqu’il décrit les occupations des nonnes, occupées à mettre du rouge à quelques bienheureux, à bichonner une vierge ou à passer au fer le toupet d’un archange, et dans les contes des jésuites, car les révérends pères, que nous nous représentons sous les couleurs les plus sombres quand nous les jugeons d’après les pamphlets jansénistes ou les factums parlementaires, avaient parfois le sourire aimable, et plus d’un s’est égaré dans la compagnie des joyeux rimeurs. Nous y rencontrons entre autres le père Du Cerceau, l’auteur de la Nouvelle Eve, qui ne se montre guère dans cette agréable plaisanterie plus respectueux que Voltaire pour le mythe du fruit défendu. Une femme se plaint à son mari de la fatale curiosité de notre mère commune. — Eh ! quoi, dit-elle, avoir précipité son époux et toute sa race dans un abîme de maux pour une pomme ? Il fallait vraiment avoir bien mauvais goût. — Ne dites rien, madame, répond le mari, vous auriez fait comme elle. Je vous défends d’ici à deux mois d’aller laver vos pieds dans la mare de la grande place. Vous n’y avez jamais songé, je parie que dès aujourd’hui vous en serez à la rage. — Eh bien ! monsieur, vous perdrez votre pari ! — Le diable s’en mêla dès le jour même et fit si bien qu’avant la fin du mois la dame s’arrêtait devant la mare, en enviant le sort des canetons qui barbotaient dans son eau fétide et noire. Après bien des luttes intérieures, le diable la poussant toujours, elle s’assied sur le bord, retire sa mule, avance un pied, puis l’autre, et finit par les plonger tous deux dans le bourbier défendu. Le mari survient à l’improviste. — Eh bien ! dit-il, que parlez-vous de la pomme ? Blâmerez-vous encore notre mère Eve ? Je suis heureux vraiment de ne pas vous avoir mise à plus forte épreuve. — Les malicieux détails qui agrémentent le conte du père Du Cerceau prouvent que les jésuites, en confessant les femmes, avaient appris à les connaître tout aussi bien que Crébillon fils.

Les contes en vers forment l’une des branches les plus brillantes de la littérature du XVIIIe siècle, et, tout en résumant l’esprit de l’époque, ils rappellent le moyen âge et la renaissance. L’abbé Le