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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/27

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y jette absolument tous les mobiles et les organes moraux que notre être peut renfermer en dehors du besoin de comprendre, et elle y jette encore tous les moyens d’éducation, de civilisation et de gouvernement qui ne seraient pas exclusivement une application de son savoir à elle.

Or c’est là une grosse présomption qui recouvre une grosse chimère, et qui se prépare une rude leçon. Je ne m’attaque pas, — que l’on y prenne garde, — aux résultats de la science contemporaine. Les résultats sont précieux ; les doctrines en elles-mêmes ne sont pas ce qu’il y a d’inquiétant : loin de là, elles représentent la meilleure solution qui ait encore été donnée au problème particulier que les intelligences sont vraiment appelées à résoudre, celui de comprendre toutes nos connaissances en les rattachant à une explication générale déduite d’elles seules, et il est très légitime que les penseurs s’en tiennent à la théorie qui peut seule leur expliquer tout ce qu’ils cherchent à expliquer. Ce qui n’est pas légitime, ce que j’entends dénoncer comme tel, c’est la prétention qui se cache derrière les doctrines, et qui dit tout bas : Il n’y a que cela, — car, par cette négation cachée, la foi que les intelligences ont en elles-mêmes et en leur philosophie n’est certainement qu’une superstition. Il n’est point vrai que notre conception a posteriori des lois de la nature puisse jamais représenter tout ce qui est susceptible de nous frapper et dont nous avons à nous garder ; il n’est point vrai que notre science des obligations qui résultent pour nous des nécessités à nous connues puisse jamais nous dispenser d’accepter d’autres devoirs fondés sur le sentiment d’une puissance qui dépasse notre entendement. Il n’est point vrai que, pour prospérer ou seulement pour devenir intelligens, nous n’ayons besoin, en fait de mobiles, que du souci de l’utile, et, en fait de facultés, que du jugement utilitaire. Il n’est point vrai enfin que la civilisation consiste en une somme de connaissances, ni surtout qu’elle se transmette d’intelligence à intelligence à l’état d’idées compréhensibles.

Faisons la part large aux connaissances expérimentales, et rendons plein honneur à notre époque en tant qu’elle a su rendre justice à la magnifique faculté de connaître après coup ce que notre déraison nous empêche de prévoir, et ce qui est plus fort que nos volontés insensées. La philosophie contemporaine a eu raison dans ses négations. Elle nous a réellement éclairés en constatant, par une soigneuse étude de l’histoire, que les hommes n’avaient aucun sentiment inné de la vérité qui est toujours vraie, c’est-à-dire des lois perpétuelles de la nécessité et du devoir. Bien plus, elle s’est attaquée à la véritable cause de nos révolutions en nous mettant à même de comprendre que la morale et la prudence publiques n’ont