Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en plaine, rarement on livrait bataille aux soldats qui nous poursuivaient. Lorsqu’ils étaient ici sur nos talons, nous nous retirions dans les montagnes de la Hongrie ; si en Hongrie on appelait les pandours aux armes, nous gagnions la Galicie.

Un soir, on nous avait invités à une fête de village ; les camarades mangeaient de bon appétit, ils buvaient sec, quand la musique des Juifs assembla tout le monde en cercle. Quel fils de la Petite-Russie pourrait rester immobile quand résonne l’air majestueux de la kolomiyka ? O kolomiyka, danse sauvage et magnifique, sauvage comme le vol de l’aigle, magnifique comme la danse des astres, tu ne peux appartenir qu’à un peuple brave, agile et belliqueux, à un peuple qui sait se réjouir de toute son âme et pleurer de tout son cœur, souffrir sans se plaindre et combattre jusqu’à la mort ! Tandis que filles et garçons voltigeaient pêle-mêle, que les yeux étincelaient, que flottaient les tresses blondes, j’étais assis pourtant à l’écart, les enfans sur mes genoux. Ils se suspendaient à moi, les chers petits, en m’interrogeant sur toutes choses comme on fait à cet âge. Je lissais leurs cheveux et je baisais leur front pur, qui n’avait encore pensé à rien de mal ; il me venait non pas du repentir, mes seigneurs, mais comme un souvenir poignant de mes jeunes années, du temps où ma mère baisait, elle aussi, mon front sans tache. De la nuit, je ne pus dormir. Nous avions attisé un bon feu ; tout autour reposaient les camarades, et moi j’avais beau regarder le feu, je voyais toujours fixés sur les miens ces yeux d’enfans, ces bons yeux innocens, curieux. Et je pensais, je pensais… oui, pour la première fois l’idée me vint de faire la paix avec les hommes, de laisser rouiller mon fusil. Tout à coup, — il n’y avait pourtant pas un souffle de vent, — les arbres de la forêt commencent tous à s’incliner vers moi, le feu s’éteint, il n’en reste qu’une lourde fumée qui s’élève en tourbillonnant de plus en plus haut comme une colonne grise jusqu’aux étoiles d’or, et retombe condensée pour se tenir devant moi. Je le reconnus bien à son regard désolé, à ses paroles flatteuses, c’était le Bys[1]. — As-tu perdu la tête, Mikolaï, dit-il, veux-tu quitter la vie d’un brave brigand, tes armes fidèles et les vertes montagnes ? Regarde autour de toi, tout ce que tu vois peut t’appartenir, tout le pays. — Je ne le laissai pas achever, je vins à bout du frisson qui m’avait d’abord paralysé ; il m’eût été impossible de prononcer un mot, mais je fis le signe de la croix. Là-dessus le voilà qui bouillonne comme l’eau qui tombe sur un fer rouge, il grandit jusqu’aux étoiles, mais, voyant qu’il ne m’effraie pas, se resserre non moins vite et disparaît avec la fumée que

  1. Satan.