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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/283

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les flammes semblent dévorer. Lorsque je regardai autour de moi, le feu brûlait comme auparavant, et les camarades dormaient toujours. De grand matin, je descendis au village. Les gens sortaient des maisons et me regardaient surpris. Je ne tournai la tête ni à droite ni à gauche, mais marchai droit à l’église, confesser au prêtre toutes choses comme elles s’étaient passées et recevoir la sainte hostie. Puis j’allai chez le préfet de la Galicie. On formait alors ces troupes de soldats licenciés, de paysans intrépides et de brigands convertis qui, sous le nom de chasseurs de montagnes, combattirent les haydamaks. Vous en avez entendu parler ? Lorsque j’eus raconté au préfet comment le Bys m’avait tenté, ainsi que le changement qui s’était fait en moi, il me dit : — Je parlerai au capitaine, on ne te fera pas de mal, mais tu deviendras chasseur de montagnes et peut-être watachko. — Certes l’intention du seigneur était bonne, mais pour tout l’or du monde je n’aurais pas trahi mes camarades. — Non, dis-je, nous ne voulons pas de cela ; mieux vaudrait dormir sur le roc, être traqué comme une bête fauve que de lever la main sur ceux qui ont partagé avec nous le combat et le danger. Nous refusons quand cela ne serait que pour empêcher qu’on ne dise que l’amitié, la fidélité, sont éteintes en ce monde.

Que vous dirai-je de plus ? Je restai haydamak, et cela dans un temps, mes seigneurs, où il n’y avait plus de plaisir dans la montagne, car nous y étions traqués comme des loups ; mais nous l’avons traversé tout de même avec l’aide de Dieu.

En 1848, lorsque furent abolis le servage et la corvée, que le paysan devint libre, la guerre s’éteignit d’elle-même, les haydamaks, quittant leurs repaires, déposèrent les armes et firent la paix. Je déterrai alors mon argent ; personne ne pouvait me le disputer, je ne l’avais pas extorqué par des juiveries, je l’avais gagné les armes à la main, dans de loyaux combats. J’achetai donc un morceau de forêt, je bâtis la ferme que vous connaissez, et j’y vivais pour moi-même, isolé des hommes, avec mon chien et mes chevaux, lorsqu’une famine survint. Les gens tombaient sur les routes et y mouraient de faim. Une nuit devant ma porte, j’entendis gémir ; je sortis, je trouvai une femme avec un petit garçon. Dieu me les envoie, pensai-je, et je les fis entrer. Ils ne s’en allèrent plus.


V.

Le vieillard s’arrêta, frappa sur sa pipe et regarda le jeune garçon, qui s’était endormi souriant. — Je crois qu’il est temps que vos seigneuries se reposent, dit-il.