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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/383

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quand ils sont fous, ne consiste pas à croire que le mot impossible n’est pas anglais, et que, pour faire triompher en dépit de Dieu et des hommes tout ce que l’on peut désirer, il suffit d’avoir de l’énergie et encore de l’énergie ; elle consisterait plutôt à croire que la liberté suffit à tout, et que, pour assurer l’harmonie, il s’agit de soustraire les esprits comme les personnes à toute discipline publique.

Au fait, quoique l’Angleterre se soit profondément démocratisée, rien n’est plus remarquable que le peu d’entraînement démocratique qui est entré même dans ses réformes les plus radicales. Cela date de loin. Aux momens où elle était mécontente de son parlement, elle aussi, il est vrai, a eu ses illusions chartistes : elle a cru que le mal provenait de son système électoral, et que le spécifique unique était le suffrage universel avec des parlemens annuels. Et franchement ce ne sont pas les rêveries extravagantes qui lui ont jamais manqué. Comme l’écrivait le railleur Sydney Smith (à propos du premier bill de réforme), « les demoiselles qui restaient au bal sur leur banquette ont cru qu’on allait tout de suite leur amener des maris ; les écoliers se sont persuadés que les thèmes et les supins allaient être abolis, et que les tartes aux groseilles seraient à rien ; les mauvais poètes ont compté sur une masse de lecteurs pour leurs poèmes épiques, et les niais, comme toujours, se sont arrangés pour être désappointés. » Mais qu’un lord Rockingham vînt dire au pays : — Ce n’est pas cela, ce qui vous blesse ne provient point de la façon dont le parlement est élu, le mal tient à ce que les membres élus sont sujets à être corrompus par la couronne, — aussitôt un pareil appel faisait vibrer la corde sensible ; l’Angleterre reconnaissait que son vrai désir était non pas de mettre le pouvoir entre les mains de ceux-ci ou ceux-là, mais bien de rendre les individus indépendans du pouvoir central, et elle donnait raison à ses Rockingham.

Ainsi en a-t-il été de nos jours. L’Angleterre a fait comme le reste de l’Europe, elle s’est rapprochée du suffrage universel ; cependant je ne vois pas qu’elle y ait été poussée par aucune passion pour la souveraineté des masses, ou par aucune antipathie bien marquée pour le privilège législatif des classes riches. Chose remarquable, c’est sous la pure inspiration de son libéralisme qu’elle a commencé à porter la cognée dans son vieux système électoral. Elle a supprimé les incapacités des catholiques parce qu’elle répugnait à toute contrainte en matière de croyance ; puis, une fois en veine de réformes, elle s’est laissée aller avec une sorte d’indifférence bienveillante aux idées du jour. Sans engouement, sans attendre grand’chose du nouveau corps électoral, elle a cédé au courant en partie par amour pour le fair play, en partie par un vague sentiment qu’il