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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/384

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était plus prudent de ne pas tout refuser, et avant tout par l’espèce d’optimisme libéral dont je parlais plus haut. Elle n’avait pas peur enfin, elle était rassurée par la force du sentiment social, elle se fiait à la sagesse naturelle du caractère anglais, et c’est pour cela qu’elle s’est décidée à suivre la mode de l’Europe, à laisser faire chez elle l’esprit démocratique du jour.

Cela n’empêche pas sans doute que l’Angleterre en fait ne soit démocratisée. Comme j’ai cherché moi-même à le montrer, la prépondérance politique y appartient déjà aux classes qui ont le moins profité de la discipline morale du passé, et qui ont le moins de respect pour les institutions auxquelles le pays doit sa culture ; mais, à tout considérer, ce n’est pas cela qui me semble menaçant pour l’avenir. Bien qu’il soit difficile et impossible même de concevoir par quel moyen l’Angleterre pourrait enrayer dans la voie de la démocratie ou revenir en arrière, les classes intelligentes qui l’avaient gouvernée de droit jusqu’ici sont encore par leur influence les arbitres de l’opinion publique, et, tant que l’unité d’esprit qui a fait sa force ne sera pas rompue, j’imagine que l’Angleterre saura se tirer d’affaire. Sa raison est restée saine, et en ce moment même il y a chez elle une réaction contre les entraînemens d’imagination qui ont fait dévier son vieux libéralisme. La chute de M. Gladstone n’a pas d’autre sens. En le renversant, le pays n’a pas cessé d’être libéral ; loin de là, ce sont les masses libérales qui ont protesté contre la nouvelle interprétation, moitié mystique et moitié radicale, que le successeur de lord Palmerston donnait au libéralisme. Le parti des réformes est aussi celui qui vient de montrer son peu d’amour pour le radicalisme.

Mais ce qui me paraît à craindre pour l’Angleterre, c’est l’excès de sa propre tendance, ou plutôt c’est le fait que les réformes démocratiques, qui tendent à livrer le sort du pays aux entraînemens des majorités irréfléchies, sont accompagnées chez elle d’un optimisme libéral qui la pousse à détruire pièce à pièce ce qui a produit et entretenu jusqu’ici son unité morale. « Tout homme, dit Jérémie, est abruti par ce qu’il a su faire, tout fondeur est confondu par les images qu’il a fabriquées. » L’Angleterre, pour sa part, a donné au monde l’exemple du régime libéral ; en conséquence, elle est portée à croire aveuglément à la liberté. Elle a été sage et continente, en conséquence elle s’imagine volontiers que la sagesse et la continence sont inhérentes à la nature humaine, du moins à la nature de la race anglaise, et que les autres peuples, qui ne lui ressemblent pas, sont des hommes dénaturés, des hommes qui ont été déformés par de mauvaises institutions. Pour tout résumer par un mot de Carlyle, elle est comme le chat qui prend les maisons pour des rochers, et naturellement elle est fort tentée de conclure que les libertés