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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/866

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se mit à la tête de quinze officiers suivis de leurs domestiques, et cette armée de 32 hommes se rendit à la grand’garde de Tilsitt, défendue par 10 soldats et 10 bourgeois qui mirent bas les armes, sur quoi les insurgés montèrent à l’hôtel de ville et se firent compter leur argent. Pendant plusieurs jours, l’officier de vingt-trois ans fut le maître de la ville ; le coup fait, il songea, un peu tard, aux conséquences. Une partie si vite gagnée devait amener une revanche terrible. Comment y échapper ? Persister dans l’insurrection et s’emparer de la Prusse ducale pour la donner à l’impératrice, ou s’enfuir et regagner la Hongrie par la Pologne ? Ce dernier parti était le plus sage, mais les prisonniers hésitaient et perdirent trois jours à délibérer. Survint un major prussien avec 300 hommes qui arrêtèrent les rebelles et les mirent sous les verrous. Gorani alors, se souvenant des leçons de Formey, fit des réflexions sur Dieu et l’immortalité de l’âme.

Comme il philosophait ainsi mélancoliquement, il entendit un grand bruit dans la rue. Bonne nouvelle ! la paix était faite entre la Prusse et l’Autriche, et le premier magistrat de Tilsitt, après avoir officiellement publié cet heureux événement, poussa ce cri dans la rue : « Vive Frédéric le Grand, vive notre gracieux souverain, notre roi chéri ! » Alors Gorani eut un mouvement généreux ; il se mit à la fenêtre et osa crier à son tour : « Vive Marie-Thérèse, notre impératrice-reine, la plus grande et la plus juste des souveraines de l’univers ! » puis, vidant ses poches, il jeta tout ce qu’il avait d’argent à la foule, qui répéta l’acclamation. Cette action rétablit ses affaires à Tilsitt, où on lui pardonna son coup de tête : on ne se souvint plus que du bien qu’il avait fait ; les francs-maçons se cotisèrent pour lui offrir des secours, et son départ pour Königsberg fut un triomphe. Il n’en devait pas moins être jugé. Il comparut devant l’auditeur et se comporta bien, assumant sur lui toute la responsabilité de la révolte. Aux reproches du magistrat, il répondit par un mot qui fit impression à l’audience : « Monsieur l’auditeur, vous êtes-vous jamais trouvé dans le cas d’avoir faim, et environné de gens crevant de faim ? » Le procès ne pouvait être bien rigoureux, puisque la paix venait d’être signée, et l’accusé trouvait partout des protecteurs ou des défenseurs ; on racontait ses prouesses, on le portait aux nues. Un jour, dans une forêt, il avait sauvé un enfant des griffes d’un loup qui allait le dévorer ; une autre fois, il avait relevé un vieillard qui venait de tomber sous un fardeau trop lourd, et il s’en était chargé lui-même ; enfin, dans la nuit de l’incendie, il avait sauvé Tilsitt. Gorani fut donc relâché après treize jours de détention, et il obtint aussitôt tous les succès du monde. Le roi de Prusse lui fit offrir une compagnie, l’empereur de Russie un brevet de lieutenant-colonel ; mais notre ambitieux visait plus haut : ne