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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/867

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descendait-il pas d’un roi d’Ecosse ? Il se croyait destiné au trône et voulait devenir le modèle des souverains. Cette manie tenace ne fut pas sans profit pour lui, car il tâcha d’apprendre son métier de prince ; il étudia l’art militaire, l’histoire, la géographie, la politique, il entreprit de grands voyages et fit, en un mois, une excursion en Russie, en Suède et en Danemark. Au retour, il ne fit que traverser l’Autriche, où il obtint un congé, puis s’en alla tout droit à Milan, où il tint ce qu’il appela son lit de justice. Il avait été fort mal reçu par sa mère, qui lui trouvait une mine de luthérien, et qui appartenait à un intendant et à un confesseur : aussi les chassa-t-il l’un et l’autre de la maison « avec une bonne volée de coups de canne. » Quelque temps auparavant, injurié par un sénateur qui tenait contre lui le parti de sa mère, il avait pris le plateau sur lequel étaient l’encrier, le sablier et la bougie, et avait jeté le tout à la tête de ce magistrat. Comme le jeune gentilhomme était officier autrichien, l’autorité militaire lui donna raison : c’est ainsi qu’il arrangea ses affaires de famille. Alors il monta en gloire et se crut l’égal des grands capitaines de tous les temps. Il eut quantité d’aventures galantes à Milan d’abord, puis à Turin, mais aussi des mécomptes, parce qu’il s’avisa d’être jaloux, et qu’à Turin, au siècle dernier, le cœur d’une femme était « comme une ville prise où les vainqueurs, quand ils y entrent, laissent subsister les anciens habitans. » On lui offrit tout ce qui aurait pu le séduire, un grade dans l’armée, de riches héritières (il en avait déjà refusé à Vienne) ; rien ne lui semblait digne de lui. Au service du roi de Sardaigne, il aurait pu obtenir un régiment, mais il dédaignait le service du roi de Sardaigne. Il lui fallait un trône, et un beau jour il partit pour Gênes avec l’intention de se le procurer à tout prix. Il était tellement sûr de son fait, qu’il ne craignit pas de faire ce voyage en compagnie de trois moines, ce qui est de mauvais augure aux yeux des Italiens. Un habitant de Naples, même libre penseur, ne manque pas de se signer quand un ecclésiastique monte dans sa voiture. Cependant le voyage fut agréable pour Gorani ; la conversation roula sur l’amour, et on en parla décemment.


II.

C’était la Corse que le jeune prétendant songeait à conquérir pour y fonder sa dynastie, et un rêve pareil, il faut le dire, n’était pas alors aussi fou qu’il le serait aujourd’hui. N’avait-on pas vu, moins de trente ans auparavant, un aventurier allemand, le baron de Neuhof, se glisser dans cette île et s’y faire proclamer roi sous le nom de Théodore ? Il aurait pu s’y soutenir, s’il avait eu plus d’armes, plus d’argent, et surtout plus de talent. C’était du moins