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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/947

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quitte tranquillement sa maison la veille du jour où son hôte doit arriver. Vous me connaissez aussi ; il y a des occasions où l’amitié que je porte aux gens se double de la joie d’en être débarrassé. Quand j’arrivai à N…, mon ami venait d’en partir pour Vienne le matin même.

Depuis de longs jours, je voyageais dans la puszta hongroise. Descendant les montagnes de la Transylvanie, j’avais traversé seul le grand désert des prairies, mais je ne me sentais pas encore las de solitude. Je m’installai dans la maison vide, heureux du départ de mon ami. C’est une vieille bâtisse commode à l’intérieur, et à l’extérieur entièrement tapissée de glycine en fleur dont les nombreuses et grandes grappes d’un bleu pâle parfument l’air. Autour de la maison s’étend un jardin envahi par des fleurs des champs et ces plantes superbes qu’on nomme mauvaises herbes. Des vipérines, des molènes, des coquelicots aux larges fleurs saignantes comme des cœurs ouverts croissent dans tous les coins ; l’aconit balance sur de longues tiges ses casques violets ; çà et là, des glaïeuls aux blancs épis ; une nigelle de Damas, égarée là, s’épanouit richement vêtue d’un velours d’azur sous un feuillage transparent, aussi fin que des cheveux. À l’entrée, deux ifs, taillés en cigognes, gâtent seuls l’ensemble harmonieux de cette sauvage invasion.

La maison, posée comme un observatoire sur un coteau, domine un horizon merveilleux. D’un côté, le Danube, qui roule amplement épandu, tacheté d’îles vertes peuplées de pélicans, et tantôt bordé de clairs marécages où pèchent gravement des hérons, tantôt encadré de roseaux aux fourreaux de velours brun, aux panaches lumineux, de grands chardons à feuilles striées de blanc, de romarins, de lavandes, de genêts aux fleurs d’or ; de l’autre, la puszta aux grandes lignes ardentes, fermée par l’hémicycle des monts Carpathes et transylvaniens. C’est un ancien lac dont le sol, nourri par les fertiles alluvions que la Tisza, le Maros et les autres rivières ont portées des monts environnans, se revêt d’une prodigieuse végétation. Elle s’étale à perte de vue, avançant au moindre vent ses longues nappes de fleurs, aux teintes soyeuses et fondues, et bruissantes de chuchotemens. Il y a là une mer de couleurs : des tons glauques zébrés d’argent, des roses de rubis, des violets pâles, des jaunes d’or empourprés, qui ondulent, se rejoignent, s’entrelacent, se confondent dans une longue traînée de lueurs aveuglantes, sous chaque fusée de rayons du soleil. À l’extrême limite, les montagnes s’échelonnent dans un mouvement impossible à saisir, noyées pour ainsi dire dans un réseau d’indéfinissables azurs.

Au jour naissant, la puszta dort dans la tiédeur d’une brume blanche comme dans un manteau d’hermine. Le soleil monte, et sous un ruissellement de clartés roses elle sourit par les yeux magiques des fleurs. Les blancheurs satinées des narcisses, les pourpres violacées des œillets, les soies jaspées des jonquilles, serpentent sur l’émeraude des hautes herbes. Au-dessus de la plaine passent des cailles et des râles