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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/948

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qui vont boire au fleuve. Ils volent divisés par bandes, les cailles plus bas que les râles et emportant aux pattes les derniers flocons du brouillard qui se fond dans l’espace. Arrivés au Danube, on entend des battemens d’ailes mêlés à des clapotemens d’eau remuée, puis tout rentre dans le silence. Une heure après, les mêmes bataillons repassent dans le même ordre et regagnent la plaine.

La lumière, au matin sereine et délicieuse, devient accablante vers midi ; le désert s’allonge encore, on le voit s’enfoncer dans toutes les directions, rampant avec de fauves reflets ; rien de vivant dans l’étendue, si ce n’est de loin en loin, à une grande hauteur, un aigle au ventre brun, interrogeant le ciel sans nuages d’un œil tranquille. Il y a là quatre heures d’un calme et d’une stupeur incroyables. Et toujours la même pureté dans l’air, une netteté plus grande dans le contour des montagnes, une coloration morne, mais saisissante, sur la surface incendiée des herbes. Vers six heures, la chaleur s’apaise, la lumière s’adoucit, des bruits confus montent de la plaine ; hommes et bêtes secouent le poids du soleil ; de longs troupeaux de bœufs blancs et de buffles aux yeux perdus dans les poils suivent les pâtres ; des chevaux qu’on mène boire au Danube hennissent ; sur la lisière de la puszta s’avancent des charrettes chargées de foin. Le désert ressemble alors à une plaque d’or ; de blondes vapeurs traînent sur les montagnes, et la nuit s’apprête à venir.

Imaginez un peintre devant ce que je vois ici ; représentez-vous un tableau de ce paysage aux lignes claires, fuyantes et en même temps immobiles, uniforme, et cachant sous cette uniformité des décompositions de nuances infinies, — comme un tableau pareil renverserait le système des harmonies dont le paysage vit depuis le siècle dernier ! L’homme ne se contente pas de perfectionner l’homme, il veut aussi donner à la nature un témoignage de sa sollicitude ; il a donc inventé un principe de l’art, très peu modeste, que je retrouve partout, et qui donne à la nature l’initiative du beau, réservant à l’artiste le droit de la corriger ; cette opération s’appelle créer ou embellir ! Véronèse peint de grands nuages blancs, et ce sont ces grands nuages réels qu’on retrouve suspendus au-dessus des colonnades de la place Saint-Marc à Venise ; le soir, les chaudes ombres roussies de Titien tombent sur San-Giorgio et les bâtisses de brique environnantes, mais Titien, Véronèse, aimaient la nature, ils la respectaient : la poésie des choses extérieures leur paraissait grande, les pénétrait, ils n’y mettaient pas d’intentions psychologiques. Les intentions psychologiques, les idylles morales de nos peintres, sont d’excellentes choses, mais sans le moindre rapport avec l’art et la poésie. Le peintre moderne, — quand il ne proportionne pas ses œuvres à la petitesse et à l’agrément de sa clientèle, — généralise ; c’est-à-dire il déforme, amoindrit, apaise, selon son tempérament personnel, toute une série de beautés entières, admirables, qui