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FLAMARANDE.

Tandis qu’il parlait ainsi, ses yeux s’étaient remplis de larmes. Je vis que j’avais touché l’endroit sensible. Je n’espérais pas le convaincre en quelques minutes, puisque Espérance allait revenir ; mais je pouvais modérer l’élan du premier mouvement.

— Eh bien ! songez à cela, lui dis-je, songez à l’effroyable douleur que vous causeriez à madame votre mère, si, comme il est probable, vous étiez la proie d’une illusion que vous lui feriez partager. Le réveil serait affreux pour elle et ridicule pour vous ; c’est pour le coup qu’on aurait le droit de vous accuser de précipitation et de vous dire que l’étourderie est une forme de l’égoïsme.

— Tu as raison, me dit-il, bien que tu me répètes les axionîes de mon gouverneur. Je le sais, voyons. Je vais toujours trop vite en besogne ; c’est mon habitude d’obéir au premier mouvement. Tu crois donc que ma mère n’est pas sûre, qu’elle présume…

— Si elle était sûre de quelque chose, pourquoi donc ne vous eût-elle pas dit devant tout le monde : Embrasse ton frère ?

— Ah ! voilà, dit Roger avec un véritable déchirement de cœur, en cachant sa tête dans ses mains : pourquoi ne me l’a-t-elle pas dit ? Voilà ce que je me demande. — Et, se levant, il me regarda en s’écriant : — Tu as un méchant sourire, Charles ! Je te défends de me répondre, va-t’en, laisse-moi seul.

Je me gardai bien d’obéir. Espérance rentrait, portant le café. Roger était retombé sur son siège, les coudes sur la table, cachant sa figure et refoulant le sanglot qui était monté à sa poitrine.

M. le comte est souffrant ? me dit Espérance à voix basse.

— Oui, répondis-je, un peu de névralgie dans la tête ; il est sujet à cela.

— En ce cas, le café est ce qu’il lui faut, reprit-il, et s’adressant à Roger : — Prenez-le tout chaud, mon maître ; ça vous soulagera. Il est bon, je l’ai fait moi-même, et je m’y entends ; c’est moi qui fais celui de M. Alphonse, et je le soigne, parce que je sais qu’il n’a pas d’autre gourmandise.

Roger fit un geste d’impatience. Gaston vit qu’il pleurait, et je voulus en vain intervenir. Il me repoussa, et, entourant Roger de ses bras : — Il a du chagrin ! dit-il, ou il a beaucoup de mal ! Monsieur le comte, mon cher maître, dites-moi ce que vous avez !

— Qu’est-ce que cela te fait ? dit Roger d’un ton brusque.

— Ça me fait beaucoup de peine.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je vous aime.

— Qu’est-ce qui te prend de m’aimer ? Pourquoi m’aimes-tu ?

— Parce que vous êtes bon et que vous êtes mon maître.

— Ton maître, imbécile ! Est-ce qu’il y a encore des maîtres ?

— Oui, il y a ceux dont on veut être le serviteur.