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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/738

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Parce que ?..

— Parce qu’on les aime ! Il n’y a pas d’autre raison.

En ce moment, Roger était assis du côté opposé à celui où il s’était mis d’abord pour souper. Comme il avait chaud en arrivant et que la salle à manger était très froide, nous lui avions allumé un feu de fagote auquel il tournait le dos ; la table était dressée très près de la cheminée. Il s’était déplacé, trouvant le feu trop vif, et il était en face du foyer et d’une vieille glace à cadre historié noirci par le temps, penchée très en avant sur le trumeau de la cheminée. Les yeux de Roger s’étaient portés sur cette glace, et il y voyait se refléter son visage et celui de son frère debout derrière lui. Il resta quelques instans plongé dans cette contemplation, et tout à coup, se penchant vers moi : — Regarde ! me dit-il tout bas. Ton sourire était infâme ! Regarde, te dis-je ; c’est la vivante image de mon u père qui est là devant moi !

Il me montrait la glace, et j’eus comme un vertige. Éclairé comme il l’était en ce moment par les bougies placées sur la table, Espérance avait, une ressemblance incroyable avec le comte Adalbert de Flamarande.

— C’est une tromperie d’éclairage, répondis-je à Roger. Retournez-vous, cette ressemblance n’existe pas.

— N’importe, dit-il. Laisse-moi avec lui. Je veux l’éprouver, je veux savoir s’il sait quelque chose. Ta présence le glace. Il sera plus sincère avec moi.

Je passai dans la chambre à coucher comme si j’allais faire le lit. Je fermai la porte derrière moi, mais cette vieille porte était si déjetée que je pouvais facilement voir et entendre.

— Allons ! dit Espérance aussitôt que je fus sorti, prenez donc ce cale, mon maître. Vous voilà tout changé, vous qui étiez si gai tout à l’heure ! Qu’est-ce qu’il vous faut ? qu’est-ce qu’on peut faire pour vous contenter ?

— Il faut m’obéir, lui répondit Roger d’un ton rude.

— Commandez-moi.

— Va me chercher d’autre café. Celui-là est détestable ; non, il est bon, reviens. Remets du bois dans le feu ; non, il y en a trop, ôtes-en. Assez.

Roger faisait là une épreuve comme un enfant qu’il était, pour voir si son frère, informé de son droit d’aînesse, se révolterait contre lui. Gaslon, plus fin, montrait une soumission passive.

— Et à présent ? dit-il quand il eut obéi au caprice de ces ordres contradictoires.

— À présent, dit Roger attendri intérieurement, ton service est fini.

— Il faut m’en aller ?