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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/748

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REVUE DES DEUX MONDES.

Salcède, et tu ne m’as point averti ; d’autres me l’ont appris, et je n’ai pu m’y opposer, sachant que je ne serais pas secondé par toi et ne pouvant me fier à aucun autre sous peine de voir ébruiter mon secret. Tu as voulu être bon, tu as pris plaisir à te rendre indépendant. Tu as rougi de l’obéissance aveugle, tu as été fier de ton propre jugement, tu t’es cru plus sage et meilleur que moi, et à présent vois ce que tu as fait, vois ce qui arrive !

Je crus entendre ces paroles à mes oreilles. Je crus voir se lever devant moi la figure livide et contractée que j’avais vue si peu de jours auparavant sur son lit de mort. Je fus pris de terreur, je sortis précipitamment de la chapelle ; je retournai auprès de Roger sans aucun projet arrêté, la tête perdue. Il était seul et se promenait dans sa chambre en fumant.

— Ah ! te voilà ? me dit-il. Tu t’es dérobé, tu n’as pas voulu rendre témoignage à la vérité. Pourquoi ? me diras-tu pourquoi, à présent que nous sommes seuls ?

— Vous vouliez me faire jurer que votre père était aliéné, lui répondis-je ; vous savez bien que cela n’est pas vrai et que je ne pourrai jamais l’affirmer.

— Je n’ai jamais dit que mon père fût aliéné. J’ai dit qu’il avait eu des accès de délire et qu’il lui était resté une idée fixe ; cela est arrivé aux gens les plus sérieux et les plus respectables. Cela est même arrivé à de très grands hommes. Je ne vois donc pas en quoi je manque au respect filial en constatant un fait douloureux et malheureusement trop vrai.

— Pensez-vous que ce fait paraîtra vrai à tout le monde ?

— Certainement, la vérité est la vérité.

— Pas toujours, monsieur Roger. La vérité est souvent ce qui sombre, et c’est l’illusion qui surnage.

— Que veux-tu dire avec tes phrases ? Tu as une drôle de figure ; on dirait que toi aussi… Tiens, je l’ai toujours pensé, tu as un grain !

— Vous avez vu que je mourais de chagrin à Ménouville, et vous vous dispensez,… c’est toujours comme cela, on accuse de folie ceux qui souffrent pour se dispenser de les plaindre.

— Voyons ! dit Roger en me prenant la main, tu sais bien que je te plaignais, moi ! me diras-tu aujourd’hui le secret de ta peine ?

— Ni aujourd’hui, ni plus tard. Je ne vous le dirai jamais. À quoi bon d’ailleurs ? Tout n’est-il pas perdu ? N’avez-vous pas reconnu M. Espérance pour votre frère sans me consulter ?

— Ce n’est pas à moi de le reconnaître, et mon mérite n’est pas grand ; c’est la loi qui le reconnaît, puisque son acte de naissance est à Sévines et que son acte de décès n’est nulle part. Il n’a qu’à se présenter et faire valoir ses droits. Les preuves de son identité