Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rendre nécessaire au sot qui le dédaigne[1]. » Les temps étaient proches, mais les temps n’étaient pas venus.

A l’époque où notre pauvre philosophe, à la barbe hérissée, se présenta aux portes de Berlin, les mendians juifs n’étaient pas tolérés dans la ville. On fit entrer Maimon dans une sorte d’asile, rempli de malades et de vagabonds, et on lui dit d’attendre en ce lieu la visite des anciens de sa communauté, qui décideraient de son sort. Lui cependant, joyeux et plein de confiance, avise un rabbin, court à lui et s’épanche. Il lui conte sa vie, ses souffrances, ses ambitions, s’ouvre de ses projets, tire de sa poche le précieux commentaire sur la Cabbale et le montre avec orgueil et candeur. Le rabbin encourage ses confidences, puis s’éclipse soudain.

Quelques heures après, Maimon recevait une ration de soupe, accompagnée de l’injonction de quitter Berlin sur l’heure. Il avait été dénoncé aux anciens par son nouvel ami le rabbin comme un hérétique désireux « d’étendre son instruction, » chose « dangereuse pour la religion et la morale, » ainsi que le prouvait l’exemple des rabbins polonais, qui se livraient aux études profanes et perdaient la foi. Ainsi, les compatriotes de Maimon passaient à Berlin pour avoir des idées avancées. Il avait fait deux cents lieues, vécu d’aumônes pendant trois mois, enduré la faim, la fatigue, les intempéries et les rebuffades, pour s’entendre dire que les talmudistes de l’école d’Ivenez, dont il fuyait avec horreur l’insipide étroitesse et l’ignorance superstitieuse, étaient des libres-penseurs dangereux. Et lui-même, au lieu d’exciter l’intérêt, peut-être même l’admiration, il se voyait chassé en bête malfaisante loin de la source de science atteinte au prix de tant de sacrifices. « Ce fut un coup de foudre, » dit l’Autobiographie. Où aller ? que devenir ? que faire ? Cependant un surveillant juif le harcelait, « sur l’ordre de ses supérieurs, » pour l’obliger à s’éloigner sans délai. Ployant sous l’angoisse, il ressortit des portes de Berlin. « Là, je me jetai à terre et pleurai amèrement. C’était un dimanche, et la foule allait se promener hors de la ville, selon la coutume. La plupart ne se détournaient pas pour les pleurnicheries d’un ver de terre tel que moi ; mais quelques âmes charitables, frappées de mon aspect, me demandèrent la cause de mes gémissemens. Je leur répondis, mais elles ne purent me comprendre, en partie à cause de mon langage inintelligible, en partie parce que les larmes et les sanglots me coupaient la parole. »

Cette fois, nous ne nous moquons pas de ses larmes. Peu d’êtres humains en ont versé de plus amères, et les heures que Salomon Maimon a passées devant la porte de Berlin, à se tordre dans la

  1. Renan : Préface de l’Ecclésiaste.