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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/802

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poussière comme un ver de terre blessé, doivent être mises dans la balance en face de sa basse dépravation. L’éprouve était trop forte. Il se produisit un dernier écroulement dans cette âme déjà bien endommagée, et ce fut sans combat, sans répugnance, qu’ayant rencontré un de ses compatriotes, mendiant de profession, Maimon s’associa à lui et prit de ses leçons. « Je fus extraordinairement content, dit-il ingénument, de trouver un de mes frères, avec qui je pouvais causer. » Le mendiant lui enseignait les tours de son métier. Maimon faisait au mendiant un petit cours « de religion et de vraie morale, » mais sans aucun succès.

« Il était idiot, » nous dit cet étrange professeur. Ils errèrent de compagnie pendant six mois, au bout desquels ils arrivèrent à Posen. L’hiver approchait, et l’association n’avait pas prospéré ; Maimon était sans chaussures, demi-nu, exténué par un long régime d’eau claire et de croûtes de pain. En cet état, il eut recours à son ancien système, se fit reconnaître des juifs de Posen pour un savant talmudiste, et fut sauvé. On l’habilla, on l’hébergea. Il disputa avec les plus savans et sa réputation éclata. Il devint précepteur, et il ne tenait qu’à lui de rentrer dans la voie droite, mais il était trop tard ; jamais il ne put s’y maintenir, quelque peine qu’on prît pour l’y aider.

Pendant plus de quinze ans, il fut ballotté de çà, de là, en Allemagne et un peu en Hollande, finissant toujours par trouver des protecteurs à cause de son mérite supérieur, et les lassant tous par son désordre, sa vilaine débauche, son incurable mendicité. Il vivait la main tendue ; il était importun, sans vergogne, content de recevoir des sottises pourvu qu’on y joignit deux sous. Jamais pique-assiettes plus effronté ; aucune invitation ne le dégoûtait, n’importe de qui, n’importe à quoi ; il en rapporte, dans ses mémoires, que nous ne saurions même faire deviner au lecteur. Le monde savant s’intéressait maintenant à lui. Mendelssohn le protégeait, Goethe lui faisait des avances, et d’autres encore, qui s’employaient à lui trouver du travail, à lui faciliter ses études, à le retirer de sa boue. Peine perdue. Il leur échappait à tous pour se replonger avec volupté dans l’ordure.

Il avait la haine de la propreté en toutes choses, physique et morale, sur soi et autour de soi. Les vingt années qu’il vécut en Allemagne, depuis Posen, furent une bataille ininterrompue contre les servantes qui voulaient balayer sa chambre, ou l’épousseter, ou nettoyer quoi que ce soit lui appartenant. Il ne se lassait pas de défendre sa poussière et ne pardonna jamais aux servantes hollandaises, qui avaient empoisonné son séjour à Amsterdam par leur acharnement à nettoyer. Sa personne et ses vêtemens étaient comme il aurait voulu que fût sa chambre, et c’est tout dire. Tout