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plusieurs frégates espagnoles. A la suite de cette violation du droit des gens, la cour de Madrid ayant déclaré la guerre, Napoléon saisit immédiatement ce prétexte pour engager le Portugal à prendre une attitude décisive, à suivre l’exemple du roi Charles IV, et à prévenir ainsi les agressions analogues dont sa marine et ses ports seraient menacés.

Le maréchal Lannes était en congé dans ses terres ; il fut invité, le 19 octobre 1804, à retourner sans délai à Lisbonne. M. de Talleyrand, en lui transmettant cet ordre, lui indiqua le but qu’il fallait atteindre ; il n’était plus question de neutralité ; le Portugal devait se considérer bon gré mal gré comme solidaire des griefs de l’Espagne et de la France : « Il est lié avec nous, » écrivait le ministre, « et il faudra qu’il fasse ce qui lui est commandé par le sentiment de l’honneur et celui de sa propre sûreté. »

C’était un euphémisme qui signifiait nettement la volonté de l’empereur. Et dans cette même dépêche, franchissant avec une incroyable rapidité la distance qui séparait ses intentions de celles du prince régent, annulant d’un trait de plume des arrangemens illusoires, M. de Talleyrand chargeait le maréchal de proposer un traité d’alliance, un plan d’opérations militaires, l’arrestation des sujets anglais sur le territoire du royaume et la séquestration de leurs biens : « Le gouvernement britannique, ajoutait-il, ne connaît plus aucune espèce de droit des gens, ses principes n’offrent aux puissances aucune garantie ; il ne leur en reste que dans l’emploi des moyens d’une légitime défense[1]. »

Par le même courrier, M. de Talleyrand écrivait à M. d’Araujo ; sans lui exposer les projets de l’empereur, il s’en référait aux communications qui lui seraient faites par le maréchal Lannes, et se bornait à lui faire pressentir, en termes inquiétans et vagues, la nécessité de mettre lin par des mesures décisives « aux vues ambitieuses du gouvernement britannique[2]. »

Tout semblait donc réglé, et même les nouvelles lettres de créance du maréchal Lannes en qualité d’ambassadeur étaient signées, lorsque l’empereur apprit avec étonnement que le maréchal manifestait une invincible répugnance à retourner à son poste. On devait d’autant moins s’y attendre que celui-ci, ainsi que nous l’avons dit plus haut, avait parlé le premier d’un traité d’alliance. Cependant, soit que, prévoyant une guerre européenne, il préférât se réserver pour un grand commandement militaire, soit que, jugeant mieux la situation à distance, il estimât impossible de

  1. Arch. des Affaires étrangères. Dépêches de M. de Talleyrand des 7 brumaire, 1er et 17 frimaire an XIII.
  2. Ibid.