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entreprise pénible, étrangère il est vrai à ses aptitudes spécialement militaires, mais que l’empereur n’entendait confier qu’à un homme très ferme et en même temps bien élevé, capable de plaire et aussi d’intimider. Le souverain savait en outre que la nouvelle ambassadrice, bien qu’elle n’eût que vingt ans, avait été accoutumée à la vie mondaine dans le salon de sa mère, et à une époque où, la nouvelle société étant à peine ébauchée, une telle éducation était rare. Il lui assignait dans sa pensée la mission de représenter auprès d’une vieille monarchie les élégances de la cour impériale, et aussi de donner par sa bonne grâce un aspect moins rude aux négociations que son mari devait poursuivre.

Junot, qui était, en ce moment, occupé à la formation de la magnifique troupe d’élite connue alors sous le nom des grenadiers d’Arras, fut extrêmement surpris lorsque M. de Talleyrand lui fit connaître les intentions de l’empereur. Sa femme raconte dans ses célèbres Mémoires les légitimes hésitations de cet homme de guerre en présence d’une tâche aussi imprévue : « Je vis revenir un jour Junot, dit-elle, l’air préoccupé et presque triste. Il me dit que l’empereur voulait lui donner une marque de confiance. dont sans doute il était fort touché, mais qui le faisait presque trembler, lui qui pourtant ne tremblait guère. » Il ignorait en effet les procédés et les traditions de la diplomatie, et de plus le maréchal Lannes lui avait représenté la cour de Lisbonne « comme une vraie pétaudière ». Enfin il pressentait une coalition européenne, et « tu penses bien, disait-il à sa femme, que ce n’est pas au bruit des coups de canon que j’irai faire la sieste en Portugal[1] ». Il demeura donc quelque temps avant d’accepter, consulta ses amis, notamment M. de Narbonne et Cambacérès, et ne se décida qu’à la suite d’un affectueux entretien avec l’empereur ; encore fallut-il que Napoléon lui promît formellement de le rappeler si l’on entrait en campagne.

M. de Talleyrand présenta alors au souverain (le 24 janvier 1805) une note dans laquelle, après avoir constaté que « S. M. avait agréé les motifs qui font désirer à M. le maréchal Lannes de ne pas retourner en Portugal », il proposait la nomination de Junot. « Les services de ce général, disait le ministre, et son dévouement à la patrie recevront une juste récompense par cette marque honorable et éclatante de la confiance de Sa Majesté. » Le décret était signé le lendemain[2]. Une phrase d’une lettre écrite par l’empereur à cette même date, au premier ministre

  1. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V, Garnier frères.
  2. Arch. des Affaires étrangères : Portugal. Note et lettre des 4 et 5 pluviôse an XIII.