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vivres à l’embouchure du Tage, les corsaires anglais semblent avoir pris les ports du Portugal pour le lieu de leur embuscade. » Puis, après avoir stigmatisé le système d’oppression développé par la Grande-Bretagne sur toutes les mers, il déclarait, en conclusion, que le traité de neutralité ne pouvait être maintenu ; que la convention de 1801 qui interdisait à la marine britannique l’accès des côtes portugaises devait être remise en vigueur ; et il ne paraissait pas « douter un instant » que le prince régent n’eût à cœur de « contribuer à rabaissement d’un gouvernement despotique dont l’insatiable avidité voudrait détruire le commerce du reste de l’Europe[1]. »

Junot se conformait à ses instructions en tenant à M. d’Araujo ce langage péremptoire ; mais, dès son arrivée à Lisbonne, il avait compris et apprécié les obstacles que rencontrerait son effort. Fidèle, en soldat, à sa consigne, il l’exécutait quand même, tout assuré qu’il fût, d’après ses impressions personnelles et ses entrevues avec le ministre portugais, des véritables tendances du cabinet de Lisbonne. Il jugeait bien que celui-ci ne céderait qu’à la force et, ne pouvant sans un péril manifeste opter entre la France et l’Angleterre, s’obstinerait à demeurer neutre. Il crut donc nécessaire de ne pas laisser à cet égard d’illusion à son gouvernement, et le jour même où il envoyait sa note à M. d’Araujo, il exposait dans une dépêche à M. de Talleyrand les objections qui lui seraient inévitablement opposées et dont il ne méconnaissait pas la justesse. « La pénurie où se trouve le Portugal, écrivait-il le 4 mai, le dérangement total de ses finances, le manque absolu de grains, le mettent hors d’état de faire la guerre à qui que ce soit, mais particulièrement à l’Angleterre qui pourrait, avec trois ou quatre vaisseaux, intercepter tout le commerce des colonies portugaises, et, en bloquant le port de Lisbonne, mettre avant un mois la famine dans cette immense ville[2]. » C’était là une vérité incontestable, et réellement nous posions au prince régent une question insoluble : non seulement nous lui demandions de renier ses traditions, ce qu’à la rigueur nous pouvions lui imposer, mais nous prétendions le contraindre à prendre une décision manifestement ruineuse. Sa réponse négative était tellement indiquée et nécessaire que l’ambassadeur l’annonçait d’avance à Napoléon.

Un incident très caractéristique mit en pleine lumière, deux jours plus tard, la gravité de la situation. Le 6 mai, un convoi de troupes anglaises, escorté par une escadre, arriva dans les eaux

  1. Arch. des Affaires étrangères. Note de Junot à M. d’Araujo, 3 mai 1805.
  2. Ibid. Dépêche de Junot à M. de Talleyrand, 4 mai.