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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/216

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endoctriner les autres ? « Ne soyons pas des juges ! » Et, le vrai n’étant qu’un point de vue essentiellement trompeur, que peut-on, que doit-on aimer ? Ce qui est aristocratique. Lie n’est rien autre chose qu’un aristocratique amoureux des belles réalités sensibles.

Mais la souffrance qui produit la laideur ? Elle existe, et l’on ne saurait d’un seul coup l’anéantir. Mais pourquoi serait-elle donc éternelle ? Il est optimiste esthétiquement ; le ravissement qu’il avait à voir de par le monde de belles formes, à trouver des sensations rares, le conduit tout doucement à une douce indulgence. Il n’a pas le courage de s’irriter. Il espère, et son espérance est née de l’heureuse vision qu’il avait des choses. Elle circule à travers son œuvre, souffle vivifiant, et s’exprime ainsi : la vie, c’est la beauté ; la beauté, c’est l’Amour. Fils du siècle, témoin des progrès réalisés depuis cent ans, il croit à la perfectibilité humaine acquise par l’amour. Mais l’amour, qu’est-ce ? L’amour « est un art de cœur ; il y faut des mains charitables ; il faut prendre, mais encore plus donner. » La charité est le dernier pilier du monde et la pitié est la seule base de la morale. Elle seule rend indulgent, elle seule donne la force de repousser la dure parole dantesque : Lasctate ogni speranza, et c’est en s’appuyant sur elle qu’on peut suivre d’un œil tranquille la pauvre humanité en marche le long du calvaire éternel, vers le triomphe promis et la résurrection…

…On a comparé Lie à Balzac. Il est plus serré, moins vigoureux, moins colossal. Il est de la famille de Daudet et de Dickens par son tempérament artistique ; il est de l’école de Flaubert et de Maupassant pour ses procédés d’écrivain. En somme, il est le seul maître Scandinave qui ait été presque uniquement préoccupé de la beauté matérielle de la forme et qui ait eu à ce point l’horreur de la thèse dogmatique. Il y avait, je le répète, en ses veines, quelques gouttes de sang latin. Il est le seul Parnassien du Nord, un des plus parfaits et scrupuleux artistes qui aient manié la plume depuis cinquante ans. Et il a écrit cinq ou six chefs-d’œuvre[1] !


MAURICE BIGEON.

  1. Jonas Lie a aujourd’hui près de soixante ans. Il travaille encore tous les jours, en hiver à Paris, qu’il habite depuis longtemps, en été dans le Tyrol. Comme Daudet, à qui il ressemble par tant de points, il collabore avec sa femme. Il n’a jamais écrit dix pages qu’il ne les lui ait soumises.
    En 1886, il transforme sa méthode. Il fait du roman scénique ; il ne raconte plus, il décrit, non seulement les personnes et leur milieu, mais encore leurs paroles, leurs pensées, leurs passions. L’écrivain n’est plus capable de résister à la vision, souveraine et tyrannique, qui s’installe en maîtresse dans son cerveau, tue la pensée, chasse la réflexion. Aussi bien, dans ses dernières œuvres, une collection de contes fantastiques, Trold (génies du Nord), il rejette toute préoccupation sociale ; son imagination, surexcitée par la vivacité de ses sensations, s’échappe dans la féerie. Il finit par la fantaisie pure. Il est artiste et n’est que cela.