Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/646

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hautaine et véritablement blessante, même pour le lecteur, à l’égard d’une foule d’hommes qui n’étaient pas tous des aigles, mais qui étaient presque tous de fort braves gens. Il était timide, signe certain de l’orgueil, comme la modestie l’est du mérite. Tocqueville était modeste ; mais il était timide aussi. Nommé membre de la Commission de constitution de 1848, poste de confiance, d’importance capitale, où il devait féliciter ses collègues d’avoir eu la haute raison de le placer, on pourrait résumer dans le dialogue suivant, d’après ses propres aveux, le rôle qu’il y a joué : « Vous n’y avez rien fait du tout ? — Rien. — Ni rien dit ? — Presque. — Pourquoi ? — Malaise insupportable. Il y avait un bavard et un rusé. — Comme dans toutes les commissions. — Le bavard m’empêchait de placer une idée. Le rusé profitait de la fatigue où le bavard nous plongeait tous pour faire passer une à une, à chaque fin de séance, ses petites propositions combinées à l’avance. Il aurait fallu déjouer le rusé et dompter le bavard. J’ai laissé aller les choses. — Au fond vous manquez de fermeté. — En présence des sots. — C’est n’être pas fait pour la vie publique. » Il l’était peu. il était ardent et concentré, fait pour la méditation et le travail solitaire, perdant ses moyens devant la foule, ou plutôt n’ayant pas ceux qu’il faut là. Il le savait, et savait le dire très joliment. Ce qui suit est un piquant portrait, probablement de Thiers, et sûrement de ce que Tocqueville n’était pas du tout : « Le fond du métier, chez un chef de parti, consiste à se mêler continuellement parmi les siens et même parmi ses adversaires, à se produire, à se répandre tous les jours, à se baisser et à se relever à chaque instant, pour atteindre le niveau de toutes les intelligences, à discuter, à argumenter sans repos, à redire mille fois les mêmes choses sous des formes différentes et à s’animer éternellement en face des mêmes objets. » — Et continuant, en se peignant décidément lui-même : « de tout ceci je suis profondément incapable. La discussion sur les points qui m’intéressent peu m’est incommode, et sur ceux qui m’intéressent vivement douloureuse. La vérité est pour moi une lumière que je crains d’éteindre en l’agitant. Quant à pratiquer les hommes, je ne saurais le faire d’une manière habituelle et générale parce que je n’en connais jamais qu’un très petit nombre. Toutes les fois qu’une personne ne me frappe point par quelque chose de rare dans l’esprit ou les sentimens, je ne la vois pour ainsi dire pas. J’ai toujours pensé que les gens médiocres aussi bien que les gens de mérite, avaient un nez, une bouche et des yeux, mais je n’ai jamais pu fixer dans ma mémoire la forme particulière qu’avaient ces traits chez chacun d’eux. Je demande sans cesse le nom de ces inconnus