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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/647

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que je vois tous les jours, et je l’oublie sans cesse. Je ne les méprise point pourtant, je les traite comme des lieux communs. J’honore ceux-ci, car ils mènent le monde : mais ils m’ennuient profondément. » Cet état d’esprit le ramenait invinciblement à se renfermer en lui-même ou dans ce cercle de vrais amis, autres nous-mêmes, que seuls les concentrés connaissent, et que seuls, les expansifs ignorent : « Il y a en moi un instinct qui me porte à me renfermer en moi, alors même que j’y dois rencontrer une pensée triste. Il pourrait bien y avoir de l’orgueil au fond de cela… Mes efforts journaliers tendent à me garantir de l’invasion d’un mépris universel pour mes semblables. » Quand il rentrait ainsi en lui-même, ce qu’il y trouvait, — et c’est ce qui le distingue des purs adorateurs de leur moi, — c’était un être assez faible, très facilement mécontent de lui, sentant ses lacunes, passionné pour son propre mieux, et désespérant de tirer de lui tout ce qu’il voudrait en espérer : « Agité… soucieux… troublé… Cela tient au mécontentement de moi-même. J’ai un orgueil inquiet, non envieux, mais mélancolique et noir. Il me montre à chaque instant toutes les qualités qui me manquent et me désespère à l’idée de leur absence. » C’était une âme pure, ardente et frêle, toujours facilement repliée, comme celles qui se sentent blessées d’avance, tant elles sont sûres de l’être dès qu’elles se déploient, mais ardente cependant, et d’autant plus comme se rapprochant sans cesse de son foyer. L’activité intellectuelle était pour lui un besoin intime, très impérieux, une réclamation incessante de sa nature. On sourit un peu quand on le voit s’indigner de ce qu’un de ses amis, intelligent, riche, de loisir, n’écrive pas un livre : « Il y a quelque chose de tout à fait phénoménal pour moi à voir qu’un homme qui a autant d’idées que toi, et souvent des idées aussi neuves et aussi profondes, n’ait jamais tenté de faire un grand ouvrage qui le classe et fixe son nom dans la mémoire de ses contemporains et de la postérité. » La nécessité d’écrire un livre parce qu’on est intelligent n’apparaît nullement à M. de Kergorlay, et il ne voit pas le devoir qu’il y a parce qu’on a des idées, à les exposer à ceux qui ne les comprennent pas. Pour Tocqueville ce devoir existe, et c’est bien un pur devoir ; car il ne croit pas beaucoup à l’influence des idées sur les destinées de l’humanité, surtout de nos jours : « Nous avons cessé entièrement d’être une nation littéraire, ce que nous avions été éminemment pendant deux siècles… Les classes influentes ne sont plus celles qui lisent. Un livre n’ébranle donc point l’esprit public et ne saurait même attirer longtemps l’attention sur son auteur. » Cependant il faut penser et il faut écrire. C’est «