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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/659

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plus grands génies s’y égarent, et la multitude y réussirait ! Le peuple ne trouve jamais le temps ni les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger à la hâte et s’attacher au plus saillant des objets. De là vient que les charlatans de tout genre savent si bien le secret de lui plaire, tandis que le plus souvent ses véritables amis y échouent. » C’est même, ajouterai-je, c’est même ici que cesse cette similitude si amusante, cent fois observée, entre la démocratie et la monarchie absolue. Comme le despotisme, la démocratie est despotique ; comme le despotisme elle est capricieuse (non, comme lui, dans ses idées, mais, comme lui, dans ses choix) ; comme le despotisme, la démocratie est injuste, orgueilleuse et ingrate ; comme le despotisme, elle n’aime que ses flatteurs ; mais elle a ce désavantage d’aimer ses flatteurs sans les connaître. Le despote est un, la démocratie est composée de quelques millions de têtes ; donc le despote connaît son favori et a le loisir de l’étudier ; la démocratie a des favoris qu’elle choisit avant de les juger, garde sans les étudier, et abandonne avant de les avoir connus. Il n’en faut pas conclure que cela fasse une grande différence ; car si le despotisme et la démocratie ont un goût égal pour les incapables, et le despotisme cet avantage apparent de se rendre compte de l’incapacité du favori, il faut observer que le prince, pour avoir percé la médiocrité de son favori, ne l’en garde pas moins, tandis que la démocratie, sans avoir eu le loisir de s’apercevoir de la médiocrité du sien, ne l’en garde pas davantage, et rejette l’insuffisant pour en prendre un autre.

Enfin Tocqueville n’a pas manqué d’observer qu’une des causes de l’invasion des gouvernemens démocratiques par les médiocrités est que les gens de mérite ont une répugnance extrême (et excessive et parfaitement blâmable) à solliciter la démocratie. Ils connaissent et s’exagèrent ses défauts. Ils perdent contact avec elle fort volontiers. Ils s’habituent très bien à être gouvernés par elle comme par la température, en consultant le thermomètre, le baromètre et la girouette, sans avoir la prétention d’exercer une influence sur ces instrumens. « C’est cette pensée qui est fort naïvement exprimée par le chevalier Kent. L’auteur célèbre dont je parle, après avoir donné de grands éloges à cette portion de la constitution qui accorde au pouvoir exécutif la nomination des juges, ajoute : « Il est probable en effet que les hommes les plus propres à remplir ces places auraient trop de réserves dans les manières et trop de sévérité dans les principes pour pouvoir jamais réunir la majorité des suffrages à une élection qui reposerait sur le vote universel. » Voilà ce qu’on imprimait sans contradiction on Amérique en 1830. »