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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/660

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Telles sont les principales idées sur la démocratie que Tocqueville, sous le Gouvernement de Juillet, exposait dans son bel ouvrage de la Démocratie en Amérique avec une véritable et profonde impartialité. Ce livre, qui fit beaucoup penser et qui est très digne de sa réputation, n’a que le défaut d’être trop touffu et trop compréhensif. Tocqueville est tellement occupé et comme obsédé de l’idée de la démocratie qu’il y fait rentrer tout ce qu’il a observé aux États-Unis, et attribue à l’existence de la démocratie sur le sol américain tout ce qui existe de caractéristique et de saillant et même d’ordinaire de Boston à la Nouvelle-Orléans. Le tour d’esprit, le tour d’éloquence, l’éducation, les mœurs de famille, les caractères, les goûts artistiques, bien d’autres choses moins importantes, tout cela est donné par Tocqueville comme autant d’effets du gouvernement démocratique et comme phénomènes devant se reproduire, ou de peu s’en faudrait, partout où le gouvernement démocratique s’établira. Il n’a tenu compte que d’une cause, et y a rattaché comme effet tout ce qu’il avait vu. Il aurait dû s’affranchir un peu de son horreur pour les théories sur la race et le climat, surtout tenir compte du caractère national indépendamment des institutions, et des habitudes et traditions antérieures à la constitution démocratique, étrangers à elle, sans du reste y être hostiles, et subsistant à côté d’elle sans qu’il soit nécessaire qu’elles lui doivent la vie. On s’étonne et l’on sourit un peu de trouver dans un livre destiné à montrer ce que la démocratie fait d’un peuple des chapitres sur « les idées générales et pourquoi les Américains y montrent plus d’aptitudes que les Anglais » ; — « la susceptibilité des Américains petite dans leur pays et grande dans le nôtre » ; — « la démocratie modifiant les rapports du serviteur et du maître » ; — « les institutions démocratiques tendant à raccourcir la durée des baux », etc. En vérité le lieu est faible entre le gouvernement démocratique et ces différentes choses. Tocqueville avait beaucoup de notes, et il a voulu les faire rentrer toutes dans le cadre d’une étude sur la démocratie. Il avait deux ouvrages dans ses notes, l’un sur la vie américaine, l’autre sur la démocratie en Amérique. Il aurait dû écrire l’un et l’autre séparément. Je me suis précisément appliqué ci-dessus à démêler de son œuvre le livre purement politique et à l’exposer sommairement. Il reste très fort, très pénétrant, plein de vues jusqu’alors nouvelles, depuis presque toutes vérifiées avec une exactitude qui fait réfléchir.