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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/668

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les plus vitales de toutes mes pensées. Indiquer aux hommes ce qu’il faut faire pour échapper à la tyrannie et à l’abâtardissement en demeurant démocratiques, telle est l’idée générale dans laquelle peut se résumer mon livre (la Démocratie) et qui apparaîtra à toutes les pages de celui que j’écris en ce moment (l’Ancien régime). Travailler dans ce sens, c’est à mes yeux une occupation sainte, et pour laquelle il ne faut épargner ni son argent, ni son temps, ni sa vie. » Pour décentraliser la démocratie, il a cherché plusieurs moyens de différentes sortes. Il a d’abord inventé la distinction, si souvent exposée depuis lui, de la centralisation politique et de la centralisation administrative. A l’Etat tout ce qui lui est nécessaire pour exister et pour se défendre ; à la province, à la commune tout le reste, son administration financière, son exploitation de ses ressources, sa police, sans contrôle et sans « tutelle » de l’Etat. L’Etat légifère, arme, juge et reçoit des citoyens ce qui lui faut pour cela ; la province, le canton, la commune, chacun pour lui, chacun chez lui, s’administre, s’aménage, se maintient dans l’ordre, s’instruit, se canalise, se boise et se déboise, vit d’une vie autonome et par conséquent active.

Cette distinction, très séduisante au premier regard, est à peu près illusoire. Administration et politique se touchent par tant de points et s’entrelacent par tant de liens qu’il n’est pas si facile de les séparer. Je n’insisterai pas beaucoup sur la disparité singulière qu’un pareil système établirait, rétablirait dans un pays comme la France et sur les différences d’éducations, de mœurs locales et d’esprit public qu’on trouverait, avec lui, en passant d’une province à l’autre. Après tout, cette disparité n’aurait rien de très dangereux, et pourvu que le système judiciaire fût unique et que le citoyen fût jugé partout par les mêmes lois, il n’aurait pas à se plaindre de trouver quand il voyage des états d’esprit différens. Mais la province ou le canton s’administrant eux-mêmes, c’est la province ou le canton dépensant pour lui, s’endettant pour lui sans songer aux autres, sans songer à la patrie. C’est un pays pauvre, dépensant peu, et un pays riche dépensant trop ; c’est la vie nationale dispensée inégalement, — elle l’est toujours, — disons dispensée avec de trop grandes inégalités, et par conséquent souffrante et languissante en son ensemble.

Aucun péril à cela dans un pays comme l’Amérique, qui n’a pas à faire de guerre extérieure, qui n’a pas, par conséquent, besoin d’une vie nationale intense ; immense danger dans un pays dont, quoi qu’il veuille, l’objectif perpétuel est et doit être la guerre possible ; et tous les peuples d’Europe en sont là. L’argent