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La question aujourd’hui est de savoir ce que le gouvernement peut faire pour remonter le courant qui nous entraîne vers une période de violences dont nous ne voyons encore que le seuil. La société est attaquée dans ses œuvres vives : que dirait-on d’une société qui douterait d’elle-même, au point de ne savoir même pas se défendre ? Mais il n’y a pas à le dissimuler, la cause sourde et agissante qui a favorisé chez nous l’éclosion de l’anarchisme social, c’est l’anarchisme gouvernemental ; et le premier remède à appliquer au mal est de restaurer le gouvernement. Il en a grand besoin ! Si l’infortuné M. Carnot a compris son rôle constitutionnel d’une manière très élevée, très noble, très correcte, il faut bien dire que, par suite des erremens du passé, il ne l’a pas rempli dans toute son ampleur. Certaines parties de ses fonctions sont restées inemployées et inertes. Le Président de la République a été plutôt le juge du petit camp parlementaire que le principal moteur de tous les ressorts de la Constitution. Il ne lui appartient pas de gouverner directement et de substituer à celle de ses ministres son initiative et sa responsabilité ; mais la Constitution ne l’a pas tourné tout entier du côté de la Chambre des députés ; elle lui a donné aussi le droit de regarder le pays et même, d’accord avec la Chambre haute, de s’adresser à lui et de l’interroger. La manière dont il a été usé de ce droit, il y a dix-sept ans, en a rendu longtemps l’exercice impossible : ces souvenirs sont déjà vieux, ils n’ont plus pour les générations nouvelles qu’un caractère historique. Sans doute encore, le Président de la République doit mettre beaucoup de prudence et de ménagemens à faire sortir de la Constitution les ressources extrêmes qu’elle renferme : il faut pourtant qu’il puisse le faire et qu’il en donne autour de lui le sentiment. M. Carnot ne l’entendait pas tout à fait ainsi. Sa vie politique s’était écoulée tout entière sous le régime de la concentration républicaine, que les circonstances avaient imposée alors comme une loi inévitable. Et comment ce régime se traduisait-il dans le domaine de l’action politique ? Par une succession de ministères qui se ressemblaient tous à s’y méprendre, et qui d’ailleurs ne ressemblaient à rien. L’obligation où l’on était de vivre quand même les uns avec les autres, radicaux et modérés confondus, avait pour conséquence la suppression de tout programme. Il n’y avait plus de partis distincts.il n’y avait pas davantage de principes déterminés, et le plus habile aurait été fort en peine de dire quelle était l’orientation politique du gouvernement : en réalité, le gouvernement n’en avait aucune. Dans ces conditions, quel intérêt pouvait-il y avoir à conserver un ministère ou à le renverser ? En tout cas, cet intérêt se bornait à quelques personnes, toujours les mêmes, qui se relayaient à ce qu’on appelait assez improprement le pouvoir. On s’explique très bien que le Président de la République et le pays lui-même se soient peu à peu désintéressés de ce jeu des quatre coins, dont toutes les combinaisons étaient depuis longtemps