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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/240

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épuisées. Qu’importait que ce fût celui-ci ou celui-là qui occupât le ministère ? Qui se serait attaché à tel ou tel ministre ? On en changeait sans que personne y fit attention, sauf le Journal Officiel. L’idée d’un appel au pays ne pouvait même pas se présenter à l’esprit, car enfin quelle question lui aurait-on posée ? Entre quels programmes lui aurait-on demandé de choisir ? Quels drapeaux auraient-ils été mis en présence et en opposition ? Cet état de choses s’est prolongé pendant quelque seize ou dix-sept ans. Il en est résulté un affaiblissement, un alanguissement de tous les organes de la Constitution, Chambre, Sénat, Président. Cette anémie de l’administration supérieure s’est traduite dans l’administration inférieure par un véritable désordre, et dans la nation elle-même par une indifférence absolue à tout ce qui ne s’appliquait pas aux intérêts directs et matériels de chaque arrondissement.

Voilà ce qui nous a conduits au point où nous sommes. L’effacement de plus en plus complet du gouvernement a livré la place, dans l’imagination populaire, à tous les héros d’aventure, à tous les charlatans qui promettent des miracles, à tous les esprits faux qui se vantent de les accomplir. Nous allons tout doucement à la dérive, manière de voyager qui ne manque pas, au début, de quelque agrément, et qui en conserverait sans doute plus longtemps s’il n’existait pas d’écueils imprévus sur la route du hasard. Le pouvoir est tombé entre des mains de plus en plus faibles ; on s’est même habitué à croire que toutes étaient également propres à le détenir, ce qui est vrai, d’ailleurs, dès qu’on a pris le parti de ne pas l’exercer. On assure que tout cela est conforme à l’esprit de nos institutions, mais nous n’en croyons rien. En tout cas, rien ne l’est moins à l’esprit de ce pays, qui n’a jamais été plus prospère au dedans, ni plus fier au dehors, que lorsqu’il a eu un gouvernement habile, actif et ferme. Un instinct secret, profond, permanent, qui s’égare quelquefois mais qui a des retours obstinés, lui fait désirer et rechercher un gouvernement de ce caractère lorsqu’il ne l’a pas, et jamais le besoin n’en a été plus vif, ni plus général qu’aujourd’hui. Ce n’est pas seulement l’abominable attentat de Lyon qui en a rendu la nécessité plus sensible. Le trop court passage de M. Casimir-Perier au ministère avait provoqué partout un mouvement d’espérance. Lorsqu’il est tombé, la déception a été grande. Mais M. Casimir-Perier est aujourd’hui Président de la République, et l’Assemblée qui l’a élu, obéissant à la force des choses, a certainement compris le sens de son vote et les conséquences qu’il devait avoir. Les radicaux et les socialistes ne s’y sont pas trompés davantage. Dès le premier jour, ils se sont réunis, à la Chambre et au Sénat, et ils se sont mis en quête d’un candidat à opposer à M. Casimir-Perier. L’opposition qu’ils faisaient en même temps à M. Charles Dupuy a été, pour celui-ci, sa dernière bonne chance ; car M. Dupuy, que la constance d’un sort heureux a habitué à ne douter de rien, avait posé hardiment sa candidature à la magistrature suprême. Les modérés ont eu