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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/282

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de cadeaux et de gratifications : il distribua à profusion des boîtes d’or et d’émail, des bijoux, des portraits enrichis de pierreries, que la plupart des destinataires se hâtèrent de convertir en espèces sonnantes ; pendant deux semaines, sur la foule agenouillée des courtisans, sur la plèbe des princes, il laissa tomber ses largesses.

Dans les jours qui précédèrent son départ, il s’offrit plus complaisamment à la curiosité publique. Il parcourut la ville en voiture découverte et attira seul l’attention parmi la compagnie des souverains, quoiqu’il fût en habit de chasse très simple : — il avait décidé que ses habits de chasse dureraient deux ans. Le 27 mai, en tête d’un état-major empanaché et doré, il fit le tour de Dresde à cheval, par les hauteurs environnantes, s’arrêtant aux sites célèbres, contemplant à ses pieds la courbe onduleuse du fleuve, la ville et la vallée dans leur cadre harmonieux de forêts et de montagnes. Rencontrant sur son chemin une église fort vénérée, il y entra et en fit le tour, ce qui émut profondément le pieux peuple de Saxe. Des gardes d’honneur saxons en grande tenue, des cuirassiers blancs à cuirasse bronzée formaient son escorte, avec quelques détachemens de la garde impériale. Une foule immense l’accompagnait, composée d’Allemands qui sentaient l’avilissement de leur patrie, et tous néanmoins, quelque haine qu’ils eussent cent fois jurée à l’oppresseur, se laissaient prendre et courber par ce qu’il y avait de grand, de magnifique et de dominateur en cet homme. Dans l’intervalle de ses sorties, il s’occupait à affermir ses troupes sur la Vistule, composait en Allemagne une armée de seconde ligne, chargeait l’abbé de Pradt d’organiser à jour fixe l’enthousiasme et le soulèvement des Polonais, négociait impérieusement avec la Turquie et la Suède, qui déjà lui échappaient et refusaient de former les deux ailes de la Grande Armée. Enfin, lorsqu’il eut terminé toutes ses affaires avec l’Autriche et la Prusse, lorsqu’il eut reçu leurs sermens, lorsqu’il eut appris le retour de Narbonne avec une réponse froide et évasive d’Alexandre, lorsqu’il vit la saison s’avancer, il prit congé de ses hôtes et quitta Dresde le 29 mai, à quatre heures du matin, laissant derrière lui comme une ardente traînée de pourpre et de lumière : « Un beau rêve, » disait le roi de Saxe, qui tremblait parfois pour la fortune surhumaine à laquelle il avait attaché la sienne ; « un beau rêve, mais trop vite passé ! »