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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/866

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Regnault, qui mieux que personne y semblait préparé, l’a éprouvé tout comme un autre : « Je n’ai jamais rien vu de comparable à cet homme-là, écrivait-il avec son enthousiasme expansif. Quelle couleur, quel charme, quel aspect nouveau et original ! C’est une peinture jeune, bien portante, née sans effort, sans peine, sans fatigue. Je voudrais avaler Velazquez tout entier ! » La digestion ne laissa pas d’être laborieuse, et quelques jours après, quand il fut aux prises avec un pareil modèle, les déboires commencèrent. « Ce n’est pas positivement facile à faire, mais c’est passionnant, écrit-il de nouveau, et nous travaillons tous les jours de 8 h. et demie du matin jusqu’à 6 heures du soir. »[1] En dépit de cette ardeur, et si intéressante qu’elle puisse sembler à ceux qui n’ont pas vu l’original ou qui n’en ont gardé qu’un vague souvenir, cette copie de Regnault, — elle appartient à l’Ecole des Beaux-Arts, — étonne par sa froideur, par je ne sais quoi de contraint, d’inerte et de figé. La couleur en est superficielle et un peu creuse ; elle n’offre ni le grand aspect, ni la richesse de détails de l’original.

Si, par tant de qualités diverses, l’œuvre de Velazquez est de nature à captiver les artistes, elle mérite de retenir tout homme de goût, et, par les pensées qu’elle suggère, elle a la valeur d’un des documens historiques les plus intéressans. Que de contrastes entre les représentans de ces deux nations ennemies, ainsi rapprochées dans un de ces momens solennels qui décident de leurs destinées ! Malgré leur défaite et les pénibles épreuves du siège, les vaincus font encore bonne figure. Fermes et corrects dans leur maintien, on sent que rien ne pourra triompher de cette opiniâtreté qui assurera leur indépendance. Du côté des Espagnols, en revanche, quelle distinction naturelle, quelle désinvolture dans les attitudes, quelle beauté pour plusieurs de ces mâles visages ! On voit là réunis quelques-uns des types les plus caractéristiques de cette vaillante armée, aguerrie sur tous les champs de bataille de l’Europe : cavaliers jeunes et fringans, ou capitaines blanchis sous le harnais, comme ce comte de Balançon qui, appuyé sur sa béquille, est venu voir de plus près ceux qui lui ont enlevé une de ses jambes. Derrière eux, ces soldats des vieilles bandes dont les lances, qui ont donné son nom au tableau, raient le ciel à des intervalles presque réguliers. À leurs figures basanées, à leur air martial, on reconnaît cette infanterie espagnole dont Bossuet, suivant la remarque de M. Justi, nous a si justement décrit « les

  1. Correspondance de H. Regnault : Lettre à son père ; 24 septembre 1868. Paris, 1872.