Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/867

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

carrés vivans, semblables à des tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches. » À observer les costumes eux-mêmes, les oppositions ne seraient pas moins instructives, et il serait facile de les relever jusque chez les deux chefs, l’un ramassé, un peu lourdaud, avec ses allures lentes et massives ; l’autre grand, bien pris, avec cette grâce et cette humeur avenante qui est comme la parure de son triomphe. C’est un signe des temps aussi que ce chef de rebelles et d’hérétiques ait pu, même vaincu, être admis à traiter sur un tel pied d’égalité avec le représentant du roi très catholique, si entiché de la noblesse de sa race et des droits de sa couronne. Toutes ces idées, tous ces sentimens et bien d’autres encore vous viennent en foule et comme d’eux-mêmes à l’esprit en face de cette peinture sincère, exprimés qu’ils sont dans un langage aussi simple que noble, et qui est bien celui de l’histoire. L’ordre et le mouvement, la gravité et la mesure, toutes les secrètes convenances que commande un pareil sujet s’ajoutent au charme de la peinture dans cette œuvre magnifique, qui témoigne de l’intelligence de l’artiste au moins autant que de son talent.


VI

Les occasions de traiter pareils sujets étaient malheureusement trop rares. D’ordinaire le peintre de Philippe IV était repris par le mouvement de la Cour et par les occupations de sa charge. Outre les portraits de son maître, il avait à faire ceux des personnes de sa famille ou de son entourage. Parfois même il était à ce propos exposé aux corvées les plus pénibles. Mais si déplaisantes qu’elles pussent être, il s’en acquittait toujours avec la même conscience et la même habileté. Entre les plus rebutantes il est permis de compter l’obligation de faire poser devant lui les nains et les bouffons du roi. La singulière coutume d’entretenir ces tristes personnages dans les diverses cours de l’Europe avait été avant cette époque assez générale : elle commençait cependant à décliner, sauf en Espagne où ils continuaient à jouir d’une grande vogue. On connaît au Louvre le portrait de ce nain de Charles-Quint dont Antonio Moro a si fidèlement reproduit la mine revêche et maussade. Plus encore que son père, Philippe II aimait à s’entourer de ces caricatures humaines. Méfiant, inabordable pour tous, il autorisait les familiarités de ses bouffons, et l’on avait pu voir, sous son règne, une femme à barbe, un homme couvert d’une véritable fourrure de poils crépus et ébouriffés, ou des monstres de toute sorte jouir successivement de sa faveur.