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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/628

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La plus indispensable des conditions de ce régime, c’est qu’il y existe des partis qui soient réellement des partis, non des sectes ou des factions, qui se tiennent dans la légalité et dans la constitution, dont aucun ne mette en cause la forme même du gouvernement, dont aucun, en tout cas, ne cherche jamais à la renverser et à la remplacer par violence. Des partis légaux ou légalitaires et, s’il est possible, des partis constitutionnels, chaque parti le plus nombreux possible et le moins possible de partis : l’idéal serait deux grands partis organisés, disciplinés et manœuvrant sous la main de leurs chefs : les whigs et les torys du parlement anglais[1].

La modération en sera la vertu cardinale, non seulement dans le langage, mais dans la conduite. L’existence de deux partis également constitutionnels, avec des programmes différens, implique que ces deux partis pourront se succéder au pouvoir ; leur succession régulière, l’alternative exige que chaque parti laisse patiemment le parti contraire introduire dans les lois, lorsque son tour arrive, des dispositions différentes de celles qu’il considère, lui, comme justes ou opportunes, et ne s’empresse pas de défaire ce que l’autre aura fait[2].

Voilà le secret de la politique de M. Canovas et, du même coup, voilà le secret du succès de la Restauration, dont la fortune était liée à la sienne. Toujours, en M. Canovas, le doctrinaire a proposé, l’homme d’État a disposé. Est-ce que le doctrinaire, mis au gouvernement, y devenait sceptique ? Sceptique, non, mais opportuniste, si l’opportunisme consiste à faire tout ce que l’on peut, à l’heure où il convient de le faire, à laisser faire ce qu’on ne ferait pas et à ne pas défaire ce qu’on n’aurait pas fait.

A cet égard, l’événement le plus considérable peut-être des vingt années de Restauration a été la formation d’une gauche dynastique, d’un parti libéral, capable de faire pendant et opposition à la droite conservatrice, agissant sur elle, tantôt comme stimulant et tantôt comme frein. Par lui, la monarchie restaurée a acquis son organe de progrès, après son organe de conservation, un organe de liberté, après un organe d’ordre. La monarchie moderne a véritablement été fondée, du jour où M. Sagasta s’est dressé en face de M. Canovas, sur le champ de bataille parlementaire, clos de toutes parts et circonscrit par la constitution[3]

  1. A. Canovas del Castillo, Obras, Problemas contemporaneos, III. — Discurso del Ateneo, 6 novembre 1889, p. 65.
  2. Id., ibid. — El Juicio por jurados, p. 169-170. Sur le régime parlementaire, voy. aussi le livre de don Gumersindo de Azcarate, El Regimen parlamentario en la practica. M. G. de Azcarate, professeur de droit public à l’Université de Madrid, est, dans le Congrès, l’ami fidèle et comme l’alter ego de M. Salmeron.
  3. Nous simplifions à dessein la nomenclature assez compliquée des partis espagnols