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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/577

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petites tranches, à l’heure que l’on choisit, pour une somme qu’on ne regrette jamais.


— Sauf exception, — et je citerai parmi les exceptions, les hommes politiques, devenus cosmopolites quant aux usages, — les Espagnols reçoivent assez rarement un étranger à leur table. Ils l’invitent à l’hôtel. Pour quelles raisons ? Pour celle-ci, d’abord, que le luxe des repas est moins répandu en Espagne que chez nous ; et pour cette autre encore, plus profonde à mon avis, et plus vraie, que l’intimité est, traditionnellement, plus étroite et mieux défendue. On reçoit plus volontiers le soir, très simplement, sans gâteaux ni thé. Vers dix heures, on passe un verre d’eau. La conversation est cordiale, enjouée, souvent spirituelle. Les femmes possèdent un répertoire très étendu d’histoires locales, car on connaît un peu tout le monde et tous les mondes, à Madrid. Elles racontent bien, et elles ont un si joli rire qu’on ne sait trop d’où vient le plaisir qu’on éprouve, de la drôlerie des mots ou du rire du conteur. J’assistais, hier soir, à l’une de ces réceptions familiales. La fille de la maîtresse de la maison m’a dit :

— Je regrette que vous ne soyez pas arrivé quinze jours plus tôt. Je vous aurais fait voir une de nos amies qui est une des beautés de Madrid. Mais elle est fiancée, et son novio ne veut pas qu’elle sorte.

— Et elle obéit ?

— Sans doute ; cela rentre dans les droits du novio. En général, il est parfaitement renseigné sur les moindres démarches de sa fiancée ; il sait qu’elle passera à telle heure, par telle rue et pour telle raison, et il s’arrangera pour la rencontrer. Si la visite lui déplaît, il l’interdira. Dans les bals, dans les réunions, il accompagnera sa novia. Celle-ci ne dansera qu’avec lui, ou avec ceux qu’il aura désignés, et qui ne sont jamais nombreux.

— Alors les fiançailles ne durent guère !

— Pardon, monsieur, elles durent souvent deux ans, trois ans et plus. Parfois nous nous lassons de nos novios, s’ils sont trop exigeans, et nous les remercions. Mais c’est pour en prendre un autre. Les familles ne sont pas toujours averties. Plusieurs de mes amies ont eu des novios qui n’étaient pas reçus dans la maison, des novios par correspondance… Il est tombé bien des billets dans les rues de Madrid… Les chapeaux de nos papas en ont porté plus d’un…

Elle ajouta, d’un air entendu :

— Ces novios-là sont les plus jaloux.

— Mais, mademoiselle, je suppose une contredanse illicite, avec un inconnu…