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des hachures vertes, pareilles aux ombres d’une eau-forte, entre les grands arbres, au-dessus du sol humide. Nues encore sont les branches, mais des baies d’écarlate flambent sur les rameaux violâtres, la canne est d’un vert plus frais ; déjà des bourgeons rougeoyans décorent les érables, et vous voyez maints rubans d’herbes aquatiques, brillantes comme l’émeraude, flotter à la surface des mares, là où les fougères croissent et se balancent, tandis que les plus jolies mousses teignent de couleurs incomparablement vives et tendres l’écorce pale des sycomores, des chênes blancs et des gommiers. Ces colonnes d’argent ne brillent que davantage sous leur couronne cendrée, avec l’arrière-plan de gris, de pourpre et de laque aux nuances insaisissables plaquées contre l’horizon par l’embrouillement des tiges et des ramilles. Quel effet de magnificence bizarre et délicate produisent la mousse, et l’eau, et les arbres étincelans ! Les morts parmi ceux-ci sont d’une blancheur spectrale… Non, ce n’est pas là une vraie forêt, c’est une enluminure de missel en deux tons argent et vert ; si beau que cela soit pourtant, il y a quelque chose de sinistre et de fantastique dans cette beauté, dans ces flaques d’eau assombries, masquées par d’inextricables broussailles, — dans ces grands arbres qui poussent si drus, si épais, et qui continuent de pousser ainsi du même élan, avec la même épaisseur, sur des espaces incalculés, dans les ombres et les buées qui tiennent lieu de feuillage, dans les taches rouges qui marquent les racines des cyprès et qui mettent aux gommiers comme une ceinture, suggérant l’idée que chaque coup de hache en a tiré du sang. Il ne serait pas difficile d’évoquer un diable ou deux du moyen âge derrière les monstrueuses excroissances que forment les genoux des cyprès. Et à travers cette forêt enchantée se déroule une route fort rude, sinueuse, à cause de la rivière qu’elle côtoie, car les rougeurs, là-bas, à droite, sont les branches des saules qui marquent le cours de la rivière Noire… »

Or la rivière Noire lèche et creuse, jusqu’à y former une baie, les luxuriantes épaisseurs de trèfle blanc sauvage qui ont donné leur nom à Clover Bend, et c’était à Clover Bend qu’on m’invitait de si pressante façon. Une idée fixe s’empara de moi : aller guetter dans ce lieu aux aspects si différens des aspects européens, l’éveil magique d’un printemps inconnu, l’éclosion des lis blancs et jaunes dans ces brakes dont l’eau noirâtre sert de miroir aux cyprès « qui avec leurs courtes branches attachées à une haute colonne ressemblent à quelque plante géante plutôt qu’à un arbre », voir les affreux genoux eux-mêmes, ces genoux pointus qui hérissent le marécage « se colorer de rose sous le coup de brosse