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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/758

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féminine et la tendresse du cœur se font sentir tout en restant si hardiment subordonnées à un dévouement exalté à la religion de la famille et de la mort dans une race incestueuse et maudite ? Eût-on conçu l’idée de ce décor où le luxe déjà recherché d’un âge barbare, emprunté à une restauration de l’art mycénien, brille dans la claire lumière d’un paysage grec ? C’est, pour les dévots de l’hellénisme, le cadre qui convient à une sorte de mystère poétique et religieux et à l’élégante figure que l’on y voit paraître sous le péplos antique ; pour la majorité du public, c’est au moins un curieux spectacle offert à son scepticisme bienveillant. Il n’y a pas à se dissimuler que le succès de cette tentative pour se rapprocher des représentations du théâtre de Dionysos n’est et ne pouvait pas être complet. On réussira peut-être à frapper plus vivement encore nos yeux et notre imagination : on ne nous rendra jamais tout, et, pour ne parler que de la principale lacune, nous ne saurons jamais ce que c’était que l’effet des chœurs et de toute la partie lyrique. Constatons seulement que nous sommes mieux préparés à comprendre la nature propre d’un art qui a pu, à travers les siècles, animer de son souffle et créer l’art moderne, mais en reste séparé par des différences profondes.

Des trois grands tragiques d’Athènes, c’est Euripide, le dernier par la date et par la valeur, qui nous est le plus accessible. Il se prête mieux à notre analyse ; son art est plus compliqué et sa poésie plus simple ; la nature de son pathétique et de ses effets, en particulier le caractère plastique de ses descriptions s’accordent mieux avec nos goûts actuels. Il n’est pas enfermé, comme Eschyle et Sophocle, dans une conception à peu près unique de la tragédie et dans la tradition d’une croyance religieuse qu’avaient établie les premières œuvres ; son esprit curieux s’ouvre à toutes les idées, explore tous les mondes dans l’ordre intellectuel et moral, cherche dans le passé et dans le présent ; et cette activité inquiète n’est pas sans analogie avec cette recherche de la matière dramatique par laquelle le théâtre d’aujourd’hui fait effort pour se renouveler. C’est ce que montre bien un livre récent[1] dont le titre : Euripide et l’esprit de son théâtre, indique le point de vue judicieusement choisi par l’auteur, M. Decharme. Les deux principales divisions de cet excellent livre, l’esprit critique et l’art dramatique chez Euripide, placées dans leur ordre naturel, font voir nettement la source de l’originalité et le caractère des œuvres chez le poète grec. Je voudrais, en suivant le même ordre et en m’aidant beaucoup du travail de M. Decharme,

  1. Euripide et l’esprit de son théâtre, par M. Paul Decharme, professeur de poésie grecque à la Faculté des lettres de Paris ; Garnier frères.