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m’arrêter sur quelques-unes des questions qu’il a traitées. J’insisterai sur la première un peu plus qu’il ne l’a fait.


I

« L’esprit critique », ce mot, très justement employé au sujet d’Euripide, indique presque une révolution dans la tragédie. Quand on parle d’Eschyle et de Sophocle, le seul qui convienne, c’est « religion». C’est, en effet, la religion qui a fait naître la tragédie. qui en a dirigé le développement jusqu’à Euripide et qui, on peut le dire, en est restée l’âme. On ne saurait donc donner à ce fait trop d’attention, pour bien sentir à quel point le théâtre antique diffère du théâtre moderne et pour avoir quelque intelligence du premier. Non seulement la tragédie, succédant au dithyrambe, est d’abord une partie des fêtes dionysiaques et presque un rite du culte rendu à Dionysos, mais elle est l’expression des sentimens les plus profonds qu’excite cette religion étrange. Sur toute l’étendue de la terre grecque, Dionysos, dans la plus importante de ses attributions multiples, était le dieu des transports et de la sérénité obtenue par les transports mêmes ; il était le dieu libérateur ; il avait pour fonction de délivrer les âmes de l’inquiétude douloureuse qu’elles sentent plus ou moins vivement, mais qu’elles portent toutes en elles. Le dithyrambe et, à sa suite, la tragédie, transportèrent dans l’éclatante lumière des fêtes athéníennes ces émotions violentes et cet apaisement bienfaisant que les cultes mystérieux et orgastiques cherchaient à produire. Tel est le principe que l’on trouve à l’origine du drame tragique ; il est si vrai que ce principe eut une action décisive et durable, qu’après la grande période de production, Aristote, embrassant dans son ensemble le développement du genre, lui assigne pour effet propre le soulagement de l’âme au moyen des émotions de la terreur et de la pitié. C’est là le sens de sa célèbre théorie de la Katharsis. C’est en vue de cet objet que les tragiques déployèrent les richesses de leur drame et de leur poésie, et il s’est produit ce fait singulier que la forme de l’art qui a donné de la vie humaine l’image la plus vive et la plus pathétique est sortie d’une forme de la religion.

Sophocle, comme Eschyle, est religieux. Faut-il entendre par là qu’ils subissent une sorte de servitude religieuse et que leur esprit ne conserve aucune liberté ? Nullement ; car la religion grecque n’est point un corps de dogmes arrêtés et immuables ; elle n’est point par nature fixe et immobile, elle a une histoire, qui se compose des histoires particulières de ses dieux et des