Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/760

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

phases de l’organisation matérielle et morale du monde ; enfin elle est perfectible. C’est dire qu’elle est constamment soumise à l’action de l’esprit humain, qui l’a créée en grande partie à l’image de l’homme et n’a cessé de modifier son œuvre par les légendes, les croyances et les formes du culte inventées de toutes parts, au hasard de mille influences, pour répondrez à la diversité de ses impressions, de ses sentimens et de ses aspirations. De plus, la religion particulière dont la tragédie est née est précisément une de celles qui se proposent d’entrer en communication plus intime avec l’homme et de donner une plus grande satisfaction aux besoins de son âme. On comprend donc que la piété d’Eschyle et de Sophocle ne les ait pas empêchés de se mouvoir librement dans ce monde des traditions religieuses, sur tant de points mobile et indécis.

Il est même à remarquer que le plus pieux des deux, Eschyle, est celui qui s’est le plus attaché à en montrer les modifications. Déméter, toi qui as nourri mon âme, fais que je sois digne de tes mystères » : cette invocation, mise par Aristophane dans la bouche du poète d’Éleusis, est significative. Eschyle avait trouvé sa plus haute inspiration dans le sentiment qui grandit en Grèce avec une force si remarquable au VIe siècle, d’où naquirent le pythagorisme et l’orphisme, et dont les mystères Éleusiniens paraissent avoir été la principale expression religieuse. C’était un besoin de pureté, de justice, d’harmonie qui modifiait les anciennes croyances au profit de l’homme moins opprimé et de la divinité devenue meilleure. Eschyle, le sombre interprète des antiques légendes où le crime est fatalement engendré et expié par le crime, le peintre terrible des fureurs humaines sous l’action jalouse d’une divinité cruelle, conçoit en même temps une idée de conciliation et d’ordre moral et s’efforce de la réaliser dans ses plus belles œuvres. La trilogie de Prométhée présente au début le spectacle de la lutte violente engagée entre le nouveau maître du monde et les forces élémentaires de la nature, principalement la plus noble de toutes, l’intelligence humaine, personnifiée dans le Titan : elle aboutit in un accord, où l’homme prend la place qui lui convient dans l’organisation régulière de l’univers. L’Orestie, où toutes les horreurs de la destinée des Atrides, les meurtres, l’adultère, l’inceste, le parricide, sont exposées avec une merveilleuse puissance, a pour terme l’acquittement d’Oreste, soustrait à la loi de l’hérédité du crime, et la révolution qui transforme les ministres de cette loi, les Erinnyes, en Euménides, c’est-à-dire en divinités bienveillantes.

Il y a dans Eschyle une sorte de philosophie théologique. On