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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/864

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et toutes ses richesses : il fait même une rente à son beau-père, le vieux Giannucolo. Il avait assurément joué gros jeu et violé quelques-unes des lois de la vieille morale classique. Il avait savouré une volupté blâmable en tourmentant la personne qu’il aimait le plus au monde ; mais, enfin, ce n’était point l’œuvre d’un médiocre virtuose que de mêler ainsi, pour la gloire éternelle d’un cœur de femme, la dureté d’un paterfamilias romain, la fantaisie romantique d’un baron féodal, et la perversité ironique d’un grand seigneur de la Renaissance.


III

Le marquis de Saluces était peut-être un sage, tout pénétré de ce pessimisme, à la fois néo-platonicien et chrétien, qui, au moyen âge et particulièrement en Italie, recouvrit d’une ombre funèbre la doctrine poétique de l’amour. Tous les lyriques du doux style nouveau » ont chanté l’invincible contradiction qui, en amour, rejette la réalité à une distance infinie de l’idéal et du rêve. Plus haute est l’âme des amans, plus amères sont les désillusions de leur cœur : on souffre d’aimer et d’être aimé, parce que la misère morale de notre nature, par ses soupçons ou ses défaillances, corrompt toutes les joies de l’amour, ses espérances et ses extases et jusqu’à la mélancolie délicieuse de ses angoisses. On aime, on pâtit, on pleure et il n’est plus possible de s’arracher aux étreintes de la passion qui ne permet point, disait Dante, à qui est aimé de ne plus aimer :


Amor che a nullo amato amar perdona.


C’est un mal et un tourment, un effroi et un martyre », avait dit Guido Cavalcanti :


Male e dolore, affanno con martire.


Il en faut mourir, et il est heureux que l’on en meure. Car la mort, en détachant les amans du limon charnel et des âpres conditions de la vie terrestre, les rend à la paix et à la pureté des choses éternelles. Elle est la grande consolatrice, qui ferme les blessures du cœur, endort et berce l’âme endolorie. La fraternité de l’amour et de la mort « déposés le même jour dans le même berceau », fut, de Cavalcanti à Leopardi, une idée — chère à la poésie italienne. Et, dans la cité dolente elle-même, parmi la race perdue de ceux qui ont « laissé toute espérance », les couples d’amoureux, qu’emporte l’infernal ouragan, passent, sous les yeux de Dante, entrelacés, unis pour toujours et bercés