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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/863

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Romagne. Griselda accepte ces affreuses fantaisies avec une douceur touchante. Enfin, quelques années plus tard, Gualtieri tente une dernière expérience. Il feint de répudier Griselda et lui montre de fausses bulles, expédiées de Rome, qui autorisent le divorce. Il cherchera une autre femme et renverra l’infortunée à la masure paternelle et à ses moutons. Griselda se résigne encore, retient ses larmes, rend à son époux l’anneau conjugal : Seigneur, si vous jugez honnête que ce corps, qui vous a donné vos enfans, soit vu par tous, je m’en irai nue de votre maison : mais je vous prie, en récompense de la virginité que j’ai apportée ici, de me laisser une chemise pour m’en retourner. » Gualtieri, qui avait la plus grande envie de pleurer, lui répond, avec un visage dur : « Soit, emporte une chemise, une seule. » Tous les assistans imploraient vainement la pitié du maître. Griselda, en chemise, tête nue, pieds nus, sortit du palais, accompagnée par les gémissemens de tous les vassaux, et revint chez son père. Elle reprit sa robe de paysanne et les humbles travaux de sa jeunesse, supportant avec une grande âme l’assaut de la fortune méchante.»

L’étrange marquis invente alors une torture nouvelle. Il publie son prochain mariage avec une fille de la noble maison de Pagano, mande Griselda, la prie de remplir quelques jours l’office de maîtresse des cérémonies et de tout disposer pour les fêtes nuptiales : après les noces, elle s’en retournera chez elle. Bien que ces paroles fussent autant de coups de couteau dans son cœur, « elle accepte la mission, met toutes choses en ordre dans le palais comme si elle n’était qu’une petite servante. » Elle invite, sur l’ordre de Gualtieri, les belles dames de la contrée et les reçoit « dans ses pauvres vêtemens, d’un visage riant, avec des manières seigneuriales. » Cependant, la fille de Griselda, qui avait alors douze ans et était « la plus belle créature qu’on eût jamais vue », et son fils, âgé de six ans, arrivaient de Bologne en grand équipage : le marquis présente à ses vassaux la jeune fille comme sa fiancée et le jeune garçon comme son futur beau-frère. Griselda sourit aux deux enfans. « Que penses-tu de notre épousée ? lui demande Gualtieri. — Seigneur, elle me paraît aussi sage que belle, et vous vivrez avec elle très heureux ; mais je vous prie de toute mon âme de ne point lui infliger les douleurs de la première épouse, car elle est trop jeune et trop délicatement élevée pour souffrir ainsi : l’autre, au moins, n’était qu’une paysanne. »

Alors éclate le coup de théâtre impatiemment attendu par le lecteur. Le mari ouvre les bras à sa très chère, très patiente et très douce compagne, lui rend ses deux enfans, et tout son cœur