Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/871

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

par la compassion qu’il avait de la malheureuse. Cette fois encore, la haine l’emporte. Il lui adresse un bien long discours, où s’étale son immense rancune, où éclatent des paroles outrageantes. « Non, tu n’es point une colombe, mais un serpent venimeux ! » Le soleil d’été commence à embraser le ciel et la terre, et Rinieri continue son homélie sur la perfidie des femmes, la légèreté des amans, l’éternelle niaiserie de l’amour. Puis, il s’en va déjeuner, en une villa voisine, chez un sien ami, après avoir placé son valet en sentinelle au pied de la tour. Bientôt Hélène, dévorée par le soleil, les chairs enflammées et saignantes, harcelée par les mouches et les taons, torturée par la faim et la soif, n’entendant plus que la crécelle des cigales et le murmure de l’Arno, se résigne à mourir. Son bourreau revient vers le soir, bien reposé ; il résiste encore aux cris de la victime, emporte à la maison d’Hélène les vêtemens qu’elle a déposés au bord du fleuve et les rend à la servante. Celle-ci court à la tour ; un paysan était en train de replacer l’échelle ; ils montent tous deux et trouvent la jeune femme haletante, défigurée, hideuse, « brûlée comme une souche. » Le bonhomme enlève la dame et la descend dans la prairie ; la jeune fille tombe de l’échelle et se casse une jambe. La nuit même, on rapporte les deux femmes à Florence. L’amoureuse languit longtemps avec la fièvre « et laissa maintes fois sa peau attachée aux draps de son lit. » Elle confessa que cette mésaventure était l’effet d’une sorcellerie et que le diable en personne l’avait ainsi malmenée. Elle oublia son amant et, dorénavant, se garda d’aimer. « Et l’étudiant, dit Boccace, apprenant que la servante avait la jambe rompue, jugea sa vengeance très complète et, joyeux, s’en alla de Florence, sans avoir parlé de cette bonne histoire. »

Ce conte, d’un goût très barbare, est isolé dans le Décaméron. Il en est d’autres, où l’horreur est portée à son comble et dans lesquels cependant paraît une esthétique de grande valeur. Ce sont les drames farouches où la passion sauvage des maris, des pères et des frères interrompt tout à coup le duo d’amour, où la volupté est noyée dans le sang. Boccace tire des chroniques de Provence une histoire épouvantable dont s’était inspiré déjà Francesco da Barberino. Deux chevaliers, messer Gugliemo Rossiglione et messer Guardastagno, étaient unis par la plus tendre amitié. Le premier avait une femme « très belle et désirable », dont s’éprit le second. Toujours l’histoire des deux coqs et de la poule. La dame ne fit pas longue résistance, mais Rossiglione se rendit bientôt compte de son malheur. Il invita donc son ami à chevaucher, avec lui, vers la France, où était annoncé un grand tournoi chevaleresque. Il l’attendit à son pas-