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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/370

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agricoles allemandes, américaines, n’arrivent pas jusqu’au laboureur condamné aux ressources de l’industrie locale.

Tous ces maux ne sont cependant rien que de transitoire et de remédiable ; le plus grave obstacle à la productivité est l’ignorance du paysan. Ce grand enfant que sa mère Russie n’a pas encore élevé gâche tout ce qu’il touche ; sa vie tout entière, comme ses moissons, flotte au hasard de la pluie et du vent ; et non seulement il est un joueur, mais encore un joueur inconscient. L’instruire est un sûr moyen d’accroître son bien-être propre, indice de la prospérité générale. Ainsi parle l’intelligence russe : elle dit qu’il ne sert de rien d’affranchir un peuple si ce peuple n’est pas mûr pour la liberté, et qu’il faut, pour parfaire l’œuvre du tsar libérateur, vaincre cette puissance des ténèbres à laquelle le paysan demeure assujetti. Les penseurs de la génération précédente aimaient faire l’apothéose du moujik ; ceux d’aujourd’hui travaillent à son élévation progressive. Non qu’il ne se trouve des scolasticiens pour observer que l’instruction est lettre morte aussi longtemps qu’on n’a pas amélioré d’abord les conditions économiques, non qu’au zemstvo de Proskourov une voix ne se soit élevée naguère pour déclarer l’instruction première néfaste et démoniaque : ces protestations locales n’empêcheront pas qu’un grand souffle d’amour ne passe sur ce pays, et, caressant les âmes esclaves, ne veuille les soulever de terre et leur donner des ailes.

Les paysans eux-mêmes ont senti le besoin du savoir et du juger. Un père de famille l’autre jour, dans un village voisin de Kief, amenait son petit garçon au maître d’école.

— Je regrette beaucoup, lui dit le magister ; mais, tu le vois, ma salle est pleine ; chaque jour, je refuse des élèves…

Le surlendemain reparaît le même moujik, tenant encore son fils par la main :

— Je t’ai déjà dit que je n’avais pas de place…

— Hé ! j’en ai fait une ! répond ce pauvre homme, et il tire de dessous son bras un petit banc de sa fabrique taillé, assemblé, raboté, qu’il pose devant la chaire et sur lequel il installe son enfant.

Que deux ou trois générations seulement aient pu s’asseoir autour du maître d’école, et cette naïveté soumise aura disparu. Jusque-là le paysan sans liberté, sans avoir, sans notions, sans expérience apportera au régiment une âme neuve à toute