Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des prisonniers turcs ramenés en Russie après la campagne de 1828, les églises, l’université, l’arsenal, les troupes, mécontent qu’on lui rendît les honneurs après le coucher du soleil ou que l’on criât : « Hourrah ! » pendant un défilé en ordre cérémoniel. Il terrifiait les moins timides au tonnerre de sa voix et à l’éclat de son regard. « Personne n’osait lui mentir quand il était en colère ; même pour éviter la potence, on ne lui aurait pas menti… » Une de ses visites les plus mémorables, fut pour l’hôpital de Kief. Il savait par une dénonciation que des désordres s’y commettaient ; dès lors, à chaque pas fait dans ce coupe-gorge, il avait dans son cœur de justicier la satisfaction de découvrir une malversation nouvelle : derrière une porte dont on ne retrouvait pas la clef et qu’il ordonnait de forcer, le linge infect qu’on venait justement de retirer aux malades ; dans un bocal de pharmacie, de la quinine mêlée de craie… Traînant derrière lui le personnel consterné et silencieux, il arrivait de la sorte à la cuisine, où le majordome, un vieux feldwebel décoré de Saint-Georges, présidait justement à la distribution. L’Empereur, prenant au hasard un pain sur la table et le rompant, y trouvait… — Je ne sais s’il en est en France comme en Russie, poursuivait ici le narrateur, mais chez nous n’y eût-il qu’un soldat ignare dans un bataillon de mille hommes, un cheval rétif dans un régiment de cavalerie, un seul charançon dans cent rations de pain, que l’Empereur mettrait au hasard le doigt juste sur le soldat, sur le cheval, ou sur le charançon.

— Qu’est-ce que cela ? cria Nicolas Pavlovitch de sa voix tonnante. Le premier docteur regarda l’insecte sans oser répondre, puis, soit trouble d’esprit, soit habitude de se décharger sur quelqu’un, il le passa au second docteur, qui le remit de même au troisième, ainsi de suite jusqu’au feldwebel.

— Qu’est-ce que cela ? répéta l’Empereur, d’un ton plus élevé encore qui fit frémir ce vieux soldat et tressauter sur sa poitrine sa croix de Saint-Georges.

— Sire, répondit-il résolument, c’est un grain de raisin.

Et, se dévouant pour l’honneur de sa cuisine, il fit disparaître sous ses dents loyales la pièce à conviction.

— Vous le voyez, Patrik Veniaminovitch, concluait ici le conteur, ce feldwebel était le seul militaire dans cette bande d’apothicaires…

Nous arrivons de la sorte à l’entrée du village et trouvons là