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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/381

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engourdi et lourd et commence à compter le pour cent ; les colonnes reviennent en chantant.

Nous déjeunons avec les officiers du régiment de Tiraspolsk ; notre salle à manger est une très petite et très pauvre école dont il paraît que la fille du pope est régente ; l’image du Christ, le portrait de l’Empereur, des prières slavonnes sur des pancartes ornent seuls les murs et je vois bien qu’on apprend ici moins à servir les hommes qu’à prier Dieu. Des soldats distribuent le pain noir, les œufs, les choux ; ils versent la vodka contenue non dans des bouteilles mais dans de hauts récipiens pareils à ceux où nos droguistes conservent le vitriol ou l’eau régale. C’est alors qu’elle est savoureuse, la vodka, après la manœuvre au grand air et la marche sur la neige ; nous buvons à la France et à la Russie, en vidant d’un trait le verre jusqu’au fond. Le colonel, qui provient de la garde, s’accuse d’avoir oublié le français ; les autres ne l’ont jamais su, étant simplement de l’armée ; mais qu’importe, puisque nous nous entendons quand même ? « Le stroï français est-il très différent du russe ? Et l’avancement ? Et la solde ? Et cette petite veste-là garnie de fourrure, se porte-t-elle dans le service ? Et votre opinion sur notre soldat ? avouez qu’il vous fait l’effet d’une chérakanone… »

Cet officier éclate de rire, heureux d’avoir placé là cette expression française, dont il ne sent pas la gravité. Sa large casquette pèse sur ses longs cheveux, ses lunettes noires cachent ses yeux ; sa barbe inculte se répand sur son col bleu ; tout son air n’est point d’un militaire, mais plutôt d’un ecclésiastique ou d’un pédagogue. Ce capitaine aussi dont parle Garchine, déclarait que le soldat russe est chair à canon ; il disait qu’à des hommes incapables de comprendre le mot, il faut faire sentir le geste. Mais, le jour où sa compagnie marche à l’assaut, quand, après l’affaire, on lui annonce le compte des survivans, il sanglote, accablé de la perte subie, amputé de cette chair à canon qui était sa chair ; assis au fond de sa tente ; accoudé sur son coffre, il répète dans sa douleur inconsciente cet effectif du dernier appel : « Cinquante-deux… cinquante-deux… »

— Les vôtres, à la bonne heure ! Au lieu de les pousser, il faut les retenir.

Il rit encore en m’ouvrant cette boîte d’argent ornée de chiffres et d’émaux dans laquelle il garde ses cigarettes.

C’est bon de se sentir au milieu de ces hommes loyaux et