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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/787

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Ces peuplades déshéritées ont justement rappelé naguère l’attention sur elles par une affaire retentissante, par le procès des Votiaks. Ceux-ci, quelques centaines de mille hommes, entre les rivières Viatka et Kama, forment en pays russe un canton finnois. Evangélisés à plusieurs reprises, ils sont tenus pour chrétiens ; ils s’adonnent cependant au culte des ancêtres et mêlent aux saints du calendrier slave tout un panthéon païen : Borchoud, gardien du bonheur, est leur dieu principal ; on l’honore dans une chalache[1] particulière, sous l’espèce d’une chaîne suspendue au-dessus d’un foyer ; ce foyer et cette chaîne sont fétiches. Or la question dont toute la littérature russe s’est émue, sur laquelle Korolenko réclamait « de la lumière, le plus de lumière possible ! », est celle de savoir si ces Votiaks, pareils en somme aux autres populations de souche finnoise, plus doux même de mœurs que les Tchérémisses, ne seraient pas capables aujourd’hui d’accomplir rituellement des sacrifices humains ? Le cadavre d’un mendiant jeté en travers sur un de ces chemins de planches qui servent à la traversée des marais, découvert là non loin du village de Moultane, décapité, exsangue, étrangement mutilé, fut la mystérieuse victime qui réclamait justice. Les six accusés n’ont pas cessé de nier avec douceur, disant qu’ils pouvaient bien souffrir, puisque le Christ avait souffert ; faute de preuves, ils viennent d’être acquittés en troisième instance par le tribunal de Mamadycha.

On voit par cet exemple tout ce que la Russie attend encore de l’apostolat. Les mêmes raisons qui donnent au facteur religieux, moyen de propagande et de cimentation nationales, une telle importance intérieure, valent aussi au dehors de l’empire ; elles s’opposent au règlement d’une question dogmatique pendante depuis le moyen âge et que notre fin de siècle se serait volontiers flattée de résoudre, celle d’une réconciliation entre l’Église orthodoxe et l’Église romaine. À chaque génération, des cœurs généreux se risquent et succombent dans cette entreprise. Tel ce prêtre Tolstoï, érudit, polyglotte, pèlerin à Jérusalem, voyageur autour du monde, qu’on vit à la fin passer délibérément dans le camp catholique. Il disait dans Rome sa messe orthodoxe, offrant aux fidèles de confession romaine la communion sous les deux espèces ; il disait dans Moscou sa messe papiste, nommant rituellement Léon XIII aussitôt après l’Empereur. Un arrêt du consistoire

  1. Une cabane de bois, servant de temple.