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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/920

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il accumulait à part lui des ressources dont il trouverait quelque jour l’emploi. Son talent, sans rien perdre de sa souplesse et de son charme si pénétrant, se faisait plus vigoureux, plus simple, plus humain, tel enfin qu’il nous apparaît dans cette noble idylle de Ramuntcho[1]. Ce livre marque, non le terme sans doute, mais une étape importante du développement de l’écrivain. Il nous aide à mieux apprécier le chemin parcouru depuis les débuts, et à démêler en quel sens s’est accompli le progrès. Guidé par un sûr instinct, ou peut-être éclairé par une connaissance plus complète du métier, l’artiste s’est dépouillé à mesure de tout ce qu’il y avait en lui d’extérieur, de superficiel, de factice, de volontairement bizarre, et par quoi il avait séduit la curiosité frivole du lecteur. Il n’a pas été prisonnier de son succès ; et cela est rare. Il a dégagé, en les précisant et en les accentuant, les élémens encore enveloppés de son originalité véritable. La forme sous laquelle son art se présente aujourd’hui est en opposition presque absolue avec celle où il nous était apparu jadis. Cet art avait été d’abord tout subjectif. C’était lui-même que Loti mettait en scène ; il nous contait ses aventures, ses émotions, ses déceptions ; il ne savait que recommencer le roman de son âme. Je pense, au rebours de l’opinion reçue, que ce qu’il y avait dans ces livres de moins intéressant, c’était la personne de l’auteur. C’est elle aussi bien qu’il est arrivé à éliminer de son œuvre, au point d’atteindre à la largeur et à la sérénité de l’art impersonnel.

M. Loti répète volontiers qu’il n’a jamais rien lu ; et il s’en vante, soucieux qu’il est de ne relever d’aucun maître et de ne devoir qu’à lui seul toute sa littérature ; c’est un enfantillage. Ne rien avoir lu, cela signifie avoir lu peu de livres ; c’est le moyen d’en être étroitement dépendant. En fait, l’influence de ses premières lectures a pesé lourdement sur M. Loti. L’idéal romantique s’est imposé à son imagination de jeune homme. L’universel désenchantement, la lassitude ennuyée, l’amertume à la manière de Byron, le dandysme à la manière de Musset, et en général toutes les modes de 1830 lui ont paru élégantes, quoique surannées. De là plusieurs aphorismes truculens et vieillots sur l’inanité de tous nos efforts et sur l’efficacité de la débauche. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible… telles sont les impertinences de collégien que M. Loti prend pour des blasphèmes. Il jette le défi aux obligations sociales, aux « devoirs conventionnels »,

  1. Pierre Loti, Ramuntcho, 1 vol. ; Calmann Lévy.