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âme qui n’est pas la sienne se substitue à son âme. Il faut qu’il s’échappe. Cette faculté de subir jusqu’au malaise l’impression des choses, c’est chez M. Loti le don originel, qui a. fait de lui l’un des meilleurs peintres qu’il y ait dans notre littérature, à coup sûr le plus richement doué parmi ceux d’aujourd’hui.

D’où vient que certains individus sont mieux préparés que d’autres à saisir et à rendre les aspects extérieurs des choses? Est-ce que, pareils à des demi-aveugles et vivant habituellement dans une sorte d’obscurité où se détachent mieux les images lumineuses, ils en reçoivent le choc soudain comme le heurt d’une surprise? Au contraire, dans le cas de M. Loti c’est le phénomène justement opposé qui s’est produit. Parmi les spectacles que le monde aux mille visages a successivement déroulés devant lui, il ne lui a pas semblé qu’un seul fût nouveau : ils étaient pour lui déjà vus; il les reconnaissait à mesure, il les retrouvait. Depuis longtemps, depuis sa plus lointaine enfance, il en portait l’image en lui. Il avait deviné les forêts des tropiques dans les horizons de la Saintonge natale. Telle gravure du Magasin pittoresque ou du Jeune naturaliste lui avait «rappelé » la flore exotique. Les noms seuls de l’Océanie, du Brésil, éveillaient en lui des images que par la suite il éprouva être conformes à la réalité. Les seules syllabes de ce mot : les colonies, produisaient sur son imagination d’enfant un effet magique et troublant. Elles désignaient pour lui l’ensemble des pays chauds avec leurs palmiers, leurs grandes fleurs, leurs nègres, leurs bêtes, leurs aventures. « De la confusion que je faisais de ces choses se dégageait un sentiment d’ensemble absolument juste, une intuition de leur morne splendeur et de leur amollissante mélancolie. » La mer, la première fois qu’il l’aperçut, lui causa un trouble, une émotion, une angoisse sans doute, mais pas d’étonnement. « Avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins, que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité?... Évidemment dans les dessous de tout cela il doit y avoir, sinon des ressouvenirs de préexistences personnelles, au moins des reflets incohérens de pensées d’ancêtres, toutes choses que je suis incapable de dégager mieux de leur nuit et de leur poussière. » Le témoignage est précieux à recueillir et il peut être accepté, quelle que soit d’ailleurs la part d’illusion qui se môle toujours à l’évocation de nos souvenirs d’enfance, et quoique nous ne puissions en éliminer tout à fait ce qui s’y môle des acquisitions postérieures. C’est l’antique théorie platonicienne d’après laquelle nous ne faisons, au cours de la vie, que prendre conscience des idées qui étaient déjà en nous. Nul n’admet aujourd’hui que l’esprit soit une table rase