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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/924

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au jour où l’expérience y vient déposer ses premiers caractères. Et nos dons primitifs, ceux-là mêmes dont il arrive que nous tirions vanité, sont en nous l’aboutissement d’un long travail continué à travers les siècles, le résultat d’une impersonnelle et mystérieuse élaboration.

Ce don de voir s’accompagne chez M. Loti d’une habituelle disposition à la rêverie. Il nous dit quelque part que l’état qui lui est ordinaire est un état intermédiaire entre la veille et le rêve. On s’en douterait, rien qu’à voir la façon dont ses personnages conduisent ou laissent aller leur pensée ; le rêve est pour eux comme un état normal où cette pensée s’achève et s’épanouit sous une forme plus complète et plus harmonieuse. Les obligations professionnelles ont développé ce qui était d’abord une tendance de la nature ; et ici il faut bien reconnaître ce que M. Loti doit à son métier de marin. Je n’ignore pas qu’il y a sur le sujet de redoutables clichés et qu’on a étrangement abusé des variations sur ce thème de la poésie des « nuits de quart ». N’allons pas jusqu’à croire que tout officier de marine soit nécessairement et de par l’effet de son métier un poète ! Mais comment nier l’influence exercée sur une âme de poète par le voisinage de la mer ? C’est Henri Heine dont nous lisions l’autre jour qu’il a trouvé des accens tout nouveaux rien que pour avoir vécu quelques semaines en face de la mer du Nord. C’est Victor Hugo dont le génie ne s’est développé dans toute sa plénitude, ou dans son ampleur démesurée, qu’après les années de contemplation devant l’Océan. Mais celui qui a vécu de la vie maritime, après des années écoulées dans une carrière aimée, comment admettre qu’il n’ait pas appris à bercer sa pensée au rythme de la mer? Et le moyen de croire que sa sensibilité ne se soit pas élargie au cours de ces rêveries prolongées sur la mer immense pendant les nuits silencieuses ?

Mais, ici-bas, la grande enchanteresse, qui ne sait que c’est la mort? C’est elle qui est l’ouvrière de toutes nos illusions, la source de nos joies, si intenses parce qu’elles sont si brèves. Elle est la condition même de l’amour, qui, sans elle, n’aurait pas de raison d’être. C’est parce que nous la sentons toute proche que nous étreignons avec tant de passion ce qui va nous échapper. Les poètes, de Villon à Musset, et de Malherbe à Lamartine, sont ceux qui l’ont vue projeter son ombre sur toute la création. Cette vision de la mort toujours présente, poursuivant partout et à toute heure son œuvre inévitable, M. Loti en est obsédé. Il a, à un degré exceptionnel, avec une acuité maladive, l’intuition de l’écoulement de toutes choses. Ce qui se présente à d’autres sous l’aspect d’une énigme, d’un problème soulevant toutes sortes de