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et Burke celui de la vieille constitution aristocratique. Seeley aurait pu, ainsi que l’ont fait, de son temps, John Morley et Lecky, passer de la sphère de la pensée dans celle de l’action, descendre de sa chaire de Cambridge (descendre est le mot ! ) dans la Chambre des communes. On a dû le lui suggérer : il ne l’a même pas essayé. Il était professeur de politique et non politicien. Il n’a inventé ni le mot d’Impérialisme, ni le mot de Greater Britain ; mais il les a commentés, éclaircis, précisés, justifiés ; il les a élevés à la hauteur de termes scientifiques et, si ces mots représentent aujourd’hui pour nous toute une philosophie de l’histoire britannique depuis l’avènement d’Elisabeth, — philosophie que ni Hume, ni Hallam, ni Macaulay, ni Froude n’ont soupçonnée, — c’est à Seeley que nous le devons. Sa théorie ne fait pas de la nation anglaise un peuple à mission providentielle, et de son histoire une sorte de chronique des gesta Dei per Anglos. Elle réfute par avance l’arrogance de quelques-uns de ses disciples et ce jingoïsme, grossièrement vantard, qui s’affiche jusque dans certains discours ministériels. Elle nous avertit, également, de ne pas être trop modestes et de ne pas accepter trop facilement le prétendu dogme de la « supériorité des races anglo-saxonnes ». Je n’y ai jamais cru : j’y crois moins que jamais après avoir attentivement relu l’œuvre entière de Seeley.

Dès qu’on y pénètre, on s’aperçoit d’abord qu’il n’avait pas été mis au monde pour faire battre les cœurs et stimuler les imaginations, mais, tout au contraire, pour faire la guerre, — une guerre âpre et sans quartier, — aux mensonges de la rhétorique et aux sophismes de la vanité. Son biographe ne manque pas de nous assurer qu’il était plein d’aménité dans le cercle intime et que ses amis l’adoraient. C’est à merveille, mais comme écrivain, il est plutôt fâcheux et désagréable. Il va réduisant la part de l’illusion et de l’orgueil, gourmandant ce snobisme en grand qui bouffît les nations comme les individus. Nul homme n’a jamais moins cherché à charmer ou à émouvoir. Plaisante ou non, il dit la vérité, avec une sécheresse autoritaire qu’accompagne, çà et là, un froid sourire, bref et sarcastique, à l’adresse des erreurs qu’il a dénoncées et des préjugés qu’il a vaincus. Le mépris raisonné, scientifique de l’homme, l’acquiescement aux lois de la nature, mais sans une ombre de cet enthousiasme religieux qui transporte, à certains momens, un Kant ou un Platon, — voilà Seeley en abrégé.